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[Décryptage] Admirable miroir [2/2]

Jheronimus van Aken, dit Jérôme Bosch, a peint ce tableau entre 1500 et 1510 (Fig. 1). Dans un premier temps nous avons été invités à le regarder en interprétant le moins possible ce que nous voyions ; à présent partons à la recherche des indices que le peintre nous a laissés afin de le lire… à notre façon, puisque Bosch n’a pas laissé le mode d’emploi de son tableau.
Publié le 07 mars 2019

Voir la première partie de ce Décryptage en cliquant ici.

FIG. 1 – JÉRÔME BOSCH, LE VAGABOND, DIT AUSSI LE FILS PRODIGUE – VERS 1500-1510, ROTTERDAM, © MUSÉE BOIJMANS VAN BEUNINGEN.

Un triptyque

Les plus récentes recherches font de ce tondo (pour rotondo (forme ronde) : tableau circulaire, sculpté ou peint) de Jérôme Bosch (Fig. 1) les faces externes rassemblées des deux volets d’un triptyque démantelé (Fig. 2- 1).

Considérées comme des scènes de genre dispersées dans quatre musées à travers le monde :  La Nef des fous (Paris, musée du Louvre), La Gourmandise et la Luxure (New Haven, Yale University Art Gallery) ainsi que La Mort et l’avare (Washington, National Gallery of Art), en sont les faces internes comme le montre le dessin ci-dessous (Fig. 2- 2, 3, 4).

Fig. 2 Reconstitution. Faces externes : L’homme qui marche (1). Faces internes :  Nef des fous (2),  Gourmandise et la Luxure (3), Mort et l’avare (4) © Sylvie Bethmont.

Volets fermés : l’homme qui marche

FIG 3 – TABLEAU ENCADRÉ, JÉRÔME BOSCH, VERS 1500-1510 © MUSÉE BOIJMANS VAN BEUNINGEN.

Découpé, retaillé et recollé puis encadré, ce tableau est, à présent, un octogone sur le fond brun duquel se détache une scène circulaire (Fig. 3). Le cercle est réputé parfait, sans commencement ni fin, mais que pouvait évoquer la forme ronde de ce tondo pour un témoin du temps de Jérôme Bosch ?

Cercle divin, monde, œil, miroir ?

Dans l’œuvre de Bosch le cercle est très présent : un pélican (figure christique) est peint dans un cercle sur un volet du polyptyque (1490-1495, Berlin) de la confrérie Notre-Dame à laquelle appartenait notre peintre. Dans une scène souvent reproduite, évoquant les expériences de « mort dépassée », les élus sont conduits par des anges en des cercles de plus en plus lumineux (volet gauche des Visions de l’au-delà (1505-1515, Venise). Une belle damnée est reflétée par un miroir diabolique au sein du Jardin des délices (1494-1505, Madrid, Prado) et c’est un œil, dont l’iris est le Christ, qui informe Les Sept péchés capitaux (1510-1520, Prado). Et dans les peintures de ce temps, le Christ, Salvator mundi, tient en main la sphère du Monde, rendue par un cercle. Le cercle est divin et le monde en Dieu est à son image, cerclé. Malgré l’absence de figure divine, ce tableau nous dirait-il quelque chose de Dieu ?

Sa forme ronde évoque également les miroirs médiévaux. Ces objets du quotidien, des portions de sphères jusqu’au XVIe siècle, étaient ronds et tout au plus de la taille d’une assiette, comme le montre le portrait bien connu des époux Arnolfini par Van Eyck, daté de 1434, (Londres, National Gallery). En latin miroir se dit speculum, ce qui va donner le titre de nombreux ouvrages médiévaux d’édification et de morale. S’il s’agit ici d’un miroir – un miroir moral que nous tend Jérôme Bosch – en regardant ce tableau nous nous regardons nous-mêmes.

Qui est cet homme ?

          

Fig. 4a – panneau de gauche / Fig. 4b – Colporteur, stalles de l’église Grote Kerk, Breda, XVe siècle

Le personnage, peint par Bosch, est double, il va de l’avant mais regarde en arrière. Il est vêtu de vêtements de qualité, mais dépenaillés. Il porte une grande hotte de colporteur, mais la peau de chat qui y pend désigne le plus bas de l’échelle des colporteurs, la peau de chat étant la fourrure la plus vile de ce temps. Ses pieds sont différemment chaussés. La chaussure droite est élégante et fermée. La gauche, qui nous évoque une pantoufle d’intérieur (mais c’est bien une chaussure en témoignent les fouilles archéologiques), est fermée devant mais laisse l’arrière à découvert.

A l’époque de Jérôme Bosch on ne donnait pas de titre aux tableaux. En observant au fond à gauche (Fig. 4a), la maison délabrée occupée par des « femmes de mauvaise vie », et les cochons se repaissant à l’auge, certains auteurs ont vu l’évocation de la parabole du Fils Prodigue (Lc 15,11-32). A la fin du Moyen Age, l’emphase était portée sur la vision de l’aîné, le cadet qui a dilapidé sa fortune avec des prostituées (meretrix), comme en témoigne une pièce en langue picarde, Courtois d’Arras ou la grande partie des vitraux de la verrière du Fils Prodigue en la cathédrale de Chartres.

Des indices sur le revers de ce panneau ?

            

Fig. 5a – Nef des fous (58×32 cm) / Fig 5b – Gourmandise et luxure (34×30 cm)

Le panneau du revers, composé de la Nef des fous (Fig. 5a) et de la Gourmandise et luxure (Fig. 5b). semble bien faire écho à une vie de débauche. Si la présence d’un fou à la proue du bateau, peut faire penser aux livres contemporains de La nef des fous de Sébastien Brandt ou à l’Eloge de la folie d’Erasme, cette barque n’est pas remplie de fous. Divers personnages, dont des moines et des moniales, sont occupés à faire de la musique et à manger une galette – attention ce n’est pas un micro ! (5a), à « bâfrer » et à se lutiner sous une tente (5b). Le mat, qui porte un bouquet, évoque les « barques de mai » des calendriers médiévaux. On portait des bâtons, ornés de feuillages, appelés « Mai », rappelant que Mai est le mois pour « conter fleurette ! (Fig. 5a).

Le chemin de la vie

Le chemin, sur lequel marche cet homme, passe devant la cour d’une maison délabrée puis sous une barrière dont la forme semble lui faire écho (voir l’article précédent), derrière laquelle attend paisiblement une vache ou un bœuf (Fig. 4a et 6a). Sur le revers (Fig. 6b)  sont figurées les fins dernières d’un vieil homme, nommé communément La mort de l’avare. S’il fallait lui donner un titre ce serait La mort et le vieillard, par allusion aux multiples iconographies issues des Danses macabres à la fin du Moyen Age, montrant des personnages, de tous âges et de toutes conditions, entraînés par la Mort personnifiée. Avers et revers nous disent la même chose, le chemin de la vie conduit inéluctablement à la mort.

          

Fig. 6a –  pANNEAU DE droite / Fig 6B – La mort et l’avare

Le bœuf qui barre le chemin, ce fidèle compagnon des labours, est lié à la mort depuis l’Antiquité. Il est l’animal des sacrifices pour les morts dans l’Egypte des pharaons, et des sacrifices au Temple dans l’Ancien Testament. Des attelages de bœufs tirent les chars mortuaires dès l’époque carolingienne. La Mort, figurée par un transi* décharné, « s’avançant pas à pas sur un bœuf », est l’héroïne de la pièce La danse aux aveugles, écrite en 1460 par Pierre Michault (Fig. 7).

Fig.7 la mort chevauchant un bœuf © La Haye, Royal Library, KB MS 78 D 40, fol. 91r

Pour conclure ?

Nous avons ouvert les volets, avers et envers, du triptyque du « colporteur », mais … sur du vide, car il manque un élément essentiel : son panneau central (voir Fig. 2). En attendant une possible découverte, il ne nous reste plus qu’à rassembler les éléments épars, les indices que le peintre a semés dans son œuvre.

Pour cela il est fécond de regarder d’autres tableaux de ce peintre comme Le Charriot de foin, (1610-1516, Madrid, Musée du Prado), un autre triptyque très semblable à notre « colporteur » à regarder à la loupe (Voir sur le site du Bosch Research and conservation Project) ! Jérôme Bosch nous offre deux portraits d’étranges colporteurs, pèlerins de la vie humaine, pris entre la folie d’une vie consacrée à ce qui ne dure pas (les plaisirs de la chair, les richesses matérielles) et la leçon de l’Evangile. A la folie du monde répond celle de la croix ; car, prenant nos chemins d’hommes en son incarnation, le Christ, fait homme, s’est fait Prodigue d’amour et Bon Samaritain pour conduire l’homme au Royaume de Dieu.

Sylvie Bethmont,
enseignante à l’Ecole cathédrale, Collège des Bernardins, Paris.

 

* transi (de transitus, passage) : désigne à la fois le squelette animé représentant la Mort personnifiée en ses triomphes, et Memento mori d’un personnage dont le cadavre est figuré de  de façon réaliste, inanimé, décharné et pourrissant, le plus souvent sur son tombeau.

Quelques références

Miroirs, jeux et reflets depuis l’Antiquité, catalogue d’expositions, Rouen-Dieppe-Bernay, 2000-2001, Somogy, 2000.

Sylvie Bethmont, « Pas à pas, nouvelles images du motif de La mort à cheval sur un bœuf », Actes du colloque de Gand 2005, Association Danses Macabres d’Europe, t. II p. 139-156.

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