Un regard de femme sur les enfants et les femmes des bidonvilles de Beyrouth
Un tribunal. Zain, garçon de douze ans au regard noir d’adulte, attaque en justice ses parents pour l’avoir mis au monde. Cette situation incroyable, souvent retenue par les médias, résume bien le titre du dernier film de Nadine Labaki : un « capharnaüm » où rien ne se passe normalement, où les repères sociaux sont bouleversés, les valeurs et les relations humaines renversées. Brassant de multiples sujets (l’immigration, la pauvreté, la religion, la société patriarcale, l’enfance maltraitée…), le film semble de prime abord un peu fourre-tout. Il trouve néanmoins son unité dans le regard de la réalisatrice, un regard de femme sur les femmes et les enfants de la rue, dans une société de violence et de domination masculines. Les personnages de « Capharnaüm », invisibles et sans-papiers, « morts avant d’être nés », sont des déracinés perdus au milieu des flux migratoires.
La cinéaste s’intéresse particulièrement au monde de l’enfance maltraité. Elle filme des cohortes de gamins des quartiers pauvres de Beyrouth et notamment son petit héros, Zaïn, au courage exceptionnel qui force l’admiration. Les quatre scénaristes ont fait le choix d’une structure assez classique, alternant les scènes de tribunal, temps du récit, entrecoupé de flash-backs expliquant comment on en est arrivé là. A grand renfort de musique et d’effets, Labaki filme caméra à l’épaule, au plus près de ses petits acteurs, s’accrochant aux corps et scrutant les visages ; parfois elle alterne avec des plans de la ville en plongée. Sa mise en scène apparaît à la fois très réaliste dans la description du monde la rue et très chorégraphique dans son aspect formel par la fluidité du tournage.
Côté casting, les acteurs sont des gens dont la vie réelle ressemble à celle du film. Les histoires de Zaïn ou de Rahil sont globalement similaires à celles de leurs personnages. La réalisatrice libanaise s’est lancée dans des recherches sur le terrain. Le film expose le fruit de ses visites solitaires dans des quartiers défavorisés, des centres de détention et des prisons pour mineurs. Trois ans de recherches et d’observation à l’œil nu pour maîtriser son sujet et un tournage de six mois avec plus de cinq cent vingt heures de rushs au compteur. « J’ai compris qu’il fallait que j’aille me fondre dans la réalité de ces êtres humains (…), afin de la relayer au mieux dans le film. Le tournage s’est fait dans des quartiers défavorisés, entre des murs qui ont témoigné de drames identiques, avec une intervention minimale sur le décor, et des acteurs à qui il a été simplement demandé d’être eux-mêmes. Leur vécu a été dirigé de manière à servir la fonction » explique-t-elle.
Entre documentaire et fiction, le problème d’une esthétique de la pauvreté
Nadine Labaki se situe à la frontière du documentaire et de la fiction. Etrangère à son sujet, elle aborde son film comme on fait une enquête sociologique, afin de fonder son récit sur des sources précises et raconter une histoire à la manière d’un roman de la misère du XIXe siècle voire d’un conte. Les choix formels de mise en scène, souvent appuyés, apparaissent en décalage avec le réalisme minutieux de la description sociale, surtout avec la dureté, la saleté et la violence de ce monde de la pauvreté qu’elle observe candidement et trop esthétiquement, à la manière de riches qui se pencheraient sur la misère humaine. Cette manière d’exploiter la misère infantile dans un geste artistique destiné à provoquer la sensation interroge et laisse le spectateur parfois sceptique, tout pris qu’il est dans les filets de l’émotion d’un film au sujet bouleversant.
Un enfant de douze ans issu d’un milieu très pauvre, sans éducation, détruit par la rue, est-il capable de tenir tête à une assemblée de tribunal et de s’y exprimer avec autant d’habilité ? La beauté des visages et des plans peut-elle s’accorder avec les déchets, l’errance de la rue et ces « chiennes de vie », marquées à jamais au fer rouge ? Et que penser de cet happy end particulièrement incongru et irréaliste où tout s’arrange d’un coup comme par miracle ? Le travail social et l’humanisme de Labaki, parfois ambigus, trouvent donc leurs limites, prenant à plusieurs reprises des tournures de campagne humanitaire commerciale, jusqu’à atteindre l’indécence avec ce gros plan final sur le visage de l’enfant qui esquisse un sourire publicitaire.
Le cinéma vécu comme acte de militance
Si « Capharnaüm » a remporté le Prix du Jury, le Prix du Jury Œcuménique et celui de la Citoyenneté ce n’est donc pas tant pour son aspect émotionnel et romanesque mais probablement davantage pour son intention de se livrer à un plaidoyer et d’endosser une responsabilité, pour le coup inattaquables. Si l’on accepte en effet de passer outre les problèmes de forme posés par ce film, celui-ci a le mérite de témoigner de la réalité de la misère humaine avec l’intention de la dénoncer. « Capharnaüm » montre d’abord l’incroyable force de résilience d’êtres humains. Des pulsions d’existence qui attestent que l’humanité peut se frayer malgré tout des chemins de vie, trouver des solutions ou des réponses à des situations désespérées apparemment inextricables.
Nadine Labaki joue l’avocate qui défend Zaïn au procès. En s’attribuant ce petit rôle, elle signale qu’elle entend endosser comme cinéaste celui de porte-parole des pauvres et des petits. Elle conçoit son métier de réalisatrice comme investie du devoir de témoigner de l’offense faite aux enfants. « En rentrant d’une soirée, raconte-t-elle, il devait être 1h du matin, je m’arrête au feu rouge et je vois là, sous ma fenêtre, un enfant assoupi dans les bras de sa mère qui mendiait à même le bitume. Cette image de ses yeux qui se fermaient ne m’a plus quittée, si bien qu’en arrivant chez moi, je me suis trouvée prise d’une nécessité : en faire quelque chose ». Expliquant ainsi comment a germé l’idée de son film, Labaki s’inscrit ni plus ni moins dans une éthique de la responsabilité telle que définie par Levinas où l’être humain est interpellé à travers le visage de l’autre.
En voulant faire un « film-plaidoyer », elle s’affiche comme cinéaste engagée et montre comment le cinéma peut et doit chercher des manières de penser la grande pauvreté, mais surtout repenser l’humain et la société à partir d’elle et de ceux qui la vivent, afin d’en tirer les conséquences pour l’action.
Pierre Vaccaro (contacter l’auteur)
Capharnaüm, un film de Nadine Labaki – en salles à partir du 17 octobre 2018.