En 1838, Robert Schumann (1810-1856) vit une période difficile de son existence : le père de son grand amour, Clara Wieck, s’oppose farouchement à leur union. Ils devront attendre jusqu’en 1840 et des procédures pénibles pour enfin se marier. C’est au milieu de cette agitation désespérante que le compositeur retrouve l’esprit transparent de l’enfance avec ses « Kinderszenen », scènes d’enfants.
Dans le trouble où il est plongé, il aspire à une vie apaisée qu’il trouve dans ce monde enchanté de l’enfance. Les « Kinderszenen » forment une suite de 13 miniatures pour piano. Avec des moyens musicaux très simples – quelques mélodies, quelques rythmes, quelques harmonies – Schumann nous enchante dans ce bref voyage en un pays que nous avons peut-être oublié. Les tableaux alternent entre rêveries, jeux, évocations fugitives…
Schumann écrivit à Clara : « J’ai écrit plus de trente petites pièces et j’en ai choisi une douzaine que je réunirai sous le nom de Scènes Enfantines. Tu prendras sans doute plaisir à les jouer, mais il te faudra oublier que tu es une virtuose. »
Toutefois ne nous trompons pas : ces pièces exigent un pianiste de première grandeur. L’interprétation que je vous propose en est une lumineuse illustration : écoutez la subtilité du toucher que demande cette musique. Voici les titres de chaque page :
1° Gens et pays étrangers
2° Curieuse histoire
3° Colin-Maillard
4° L’enfant suppliant
5° Bonheur parfait
6° Un évènement important
7° Rêverie
8° Au coin du feu
9° Cavalier sur le cheval de bois
10° Presque trop sérieusement
11° Croquemitaine
12° L’enfant s’endort
13° Le poète parle
C’est Vladimir Horowitz qui nous offre ces pages qui s’achèvent sur le mystère même de l’enfance : le sommeil que décrit le n° 12 ouvre la voie au poète, mystérieusement… A nous de poursuivre notre propre chemin.
Modeste Moussorgski est né un an après la composition de l’œuvre de Schumann : 1839 ; il est mort jeune lui aussi en 1881.
Plusieurs témoins ont évoqué le plaisir qu’éprouvait Moussorgski à jouer avec les enfants ; sans doute recherchait-il ce sentiment de pureté dont il s’était quelque peu éloigné. On connaît surtout de lui son opéra Boris Godounov mais il ne faudrait pas oublier qu’il fut un très grand compositeur de mélodies, sans doute le plus grand de l’école russe du 19ème siècle. Les Enfantines l’ont occupé entre 1868 et 1872, c’est bien le signe que cet âge du début de la vie l’intéressait. Sa musique évolue à la manière des enfants avec ses brusques interruptions, ses silences inattendus, son aspect improvisé sans direction bien précise : comme les enfants qui passent d’un jeu à l’autre, d’un intérêt à l’autre… Ils courent, s’arrêtent, écoutent une belle histoire, chantent une chanson, bercent la poupée et beaucoup d’autres choses. Ainsi la musique se déploie en toute liberté. Voici les titres des sept parties des Enfantines :
1° Raconte, Nianouchka
2° Au coin
3° Le hanneton
4° La poupée s’endort
5° Prière du soir
6° Matelot le chat
7° A cheval sur un bâton
Nous écoutons le n° 1 : la musique se fait insistante, comme une chanson enfantine, revenant toujours sur la même note (un si bémol) à l’image d’une litanie : « Raconte, Nianouchka ».
Le n°5 évoque l’enfant qui fait sa prière, en n’oubliant personne (le grand-père, la grand-mère, les oncles et tantes…), expédie de plus en plus vite sa prière, mais la nourrice veille, alors il faut recommencer plus lentement « Est-ce que c’est bien, Nianouchka ? »
Le chanteur Boris Christoff écrit : « Il est facile de comprendre le penchant de notre musicien : ce que les enfants imaginent devient pour eux réalité, ils mettent de l’enthousiasme dans tout ce qu’ils font […] Moussorgski se plongea dans cette source de vérité humaine. »
Emmanuel Bellanger