C’est à un voyage d’un genre particulier que je vous invite au seuil de l’été qui vient : les contrées que nous allons visiter sont d’une richesse insoupçonnée. Comme avant tout départ, on consulte la carte. C’est ce que fait le musicien avant de se saisir de son instrument : il se penche sur la partition pour y discerner déjà ce qui se cache au-delà des signes. La musique n’est pas faite seulement de notes organisées en hauteurs et durées (ce que donne la partition), mais de beaucoup d’autres éléments comme le souffle, l’élan, les gestes sonores et corporels, le rapport à l’espace… Comment ce qui reste écrit dans la partition est la trace de ce qui s’envole dans la musique ? Les manuscrits musicaux sont de précieux guides.
Écrire la musique au temps de Charlemagne
Voici un manuscrit liturgique conservé à la bibliothèque de Saint-Gall en Suisse ; il date du IXème siècle.
Ce ne sont ni les hauteurs ni les durées qui y sont consignées mais tout le reste qui nous renseigne sur la manière de chanter.
Le chant liturgique au temps de Charlemagne était le moyen privilégié pour manifester l’unité de l’Eglise partout dans le monde connu d’alors. Il était donc indispensable de le répandre, d’où la nécessité d’une transcription fidèle. Le contenu mélodique était transmis par tradition orale : les anciens chantres apprenant les chants aux nouveaux. Par contre, la manière de chanter, les accentuations, les ralentissements, les élans, les rebonds et toutes subtilités devaient être consignés avec soin : c’est le rôle de ces manuscrits dits « neumatiques ». On les utilisait un peu à la manière de signes sténographiques pour aider la mémoire. On a coutume de dire que ces neumes fixent sur la feuille le geste que faisait le scribe en chantant : retrouver ce geste à partir des neumes aide à retrouver le « geste sonore ».
Voici l’enregistrement sonore de l’introït Esto mihil. L’écriture sur lignes, apparue autour des IX/XIIème siècles est enrichie sur cette image des neumes du IXème copiés sur un manuscrit de Saint-Gall (en rouge dans la vidéo ci-dessous). On comparera la précision figée de l’écriture sur portée à la souplesse des neumes manuscrits.
Il s’agit du psaume 30 :
Sois pour moi le Dieu qui protège ;
un lieu de refuge pour me sauver.
Car tu es mon appui et mon refuge :
à cause de ton nom, tu seras mon guide et tu me nourriras.
Pour que le « verbe » nourrisse la vie et y demeure, ne faut-il pas d’abord qu’il « vole » ?
Bon voyage au pays des manuscrits.
Emmanuel Bellanger
Vignette en une : Portrait du moine copiste Ugo de Florence par Vincent Beauvais, 1320.