Le prélude en ut # mineur de Rachmaninov est presque la première composition de ce musicien né en Russie en 1873 et mort en 1943 aux Etats-Unis (où il s’était exilé en 1917).
Cette page de facture orchestrale avec ses accords très fournis (Rachmaninov a eu besoin de trois portées pour les transcrire) et aux vigoureux contrastes dynamiques, a remporté dès sa création un succès foudroyant qui risquait d’occulter ses autres œuvres. C’est pourquoi Rachmaninov refusait de la jouer aux concerts. On peut comprendre que Vierne ait choisi de transcrire pour l’orgue cette page : l’écriture en larges accords appelle l’instrument à tuyaux. Pourtant, on ne peut éliminer d’emblée la question de la pertinence d’une telle démarche, en-dehors de l’intérêt personnel que le musicien retire de ce travail d’appropriation.
Ce prélude de Rachmaninov en ut # mineur fait partie d’un ensemble intitulé Cinq morceaux de fantaisie publiés en 1892. Le recueil comporte les titres suivants : Elégie, Prélude, Mélodie, Polichinelle, Sérénade.
Nous écoutons d’abord la version originale : observons le pianiste qui aborde son instrument d’une manière intime, tout en douceur, laissant surgir la puissance du sein du développement. La musique se déploie comme une question inlassablement répétée sur les mêmes accords jusqu’à la dernière résonance. C’est le pianiste russe Evgeny Kissin qui joue ce prélude en bis à l’issue d’un concert.
C’est en 1932, c’est-à-dire dans les dernières années de sa carrière, que Vierne propose cette transcription pour orgue de cette page de Rachmaninov.
A l’écoute de cette page, les questions surgissent. Nous avons l’habitude aujourd’hui de nouer un contact presque direct avec la musique grâce aux techniques de reproduction ; contact qui ne remplacera jamais évidemment l’audition directe. C’est quand même mieux que ce qu’ont connu nos prédécesseurs qui n’avaient accès aux œuvres que par les transcriptions. Toutefois, ici, il s’agit de passer du piano à l’orgue, c’est-à-dire d’un instrument le plus répandu à un instrument réservé aux seuls organistes. La raison est bien autre : Vierne a voulu s’approprier cette page dans son propre monde sonore.
Mais s’agit-il dans ce cas encore du prélude de Rachmaninov ? Certes les notes y sont intégralement mais le rapport musique/instrumentiste, le sens de l’espace, le passage de la corde frappée donnant un son discontinu avec une l’attaque franche, au tuyau qui donne un son démuni d’attaque mais continu, tout cela ne dénature-t-il pas quelque peu l’œuvre ? Mais en même temps, l’approche à l’orgue ne nous révèle-t-elle pas quelque chose de l’essence profonde de ce prélude ? C’est à chacun de répondre suivant sa sensibilité. La musique n’est pas la traduction objective d’un message : elle s’invite en chacun pour y résonner selon sa nature.
Dernière remarque : observez comment l’organiste s’empare de cette page par rapport à ce que faisait le pianiste. Un instrument de musique, cela s’aborde avec souplesse mais cela se dompte parfois.
Voici l’interprétation que nous donne Frédéric Ledroit sur le grand orgue de la cathédrale d’Angoulême.
Emmanuel Bellanger