Le texte intitulé Prière au Seigneur est attribué à l’humaniste anglais Thomas More (1478-1535). On n’est pas certain qu’il en soit l’auteur, mais cette prière reflète fidèlement l’esprit de ce théologien. Ne disait-il pas : « Sans doute convient-il mieux au laïc que je suis de transmettre sa pensée sur un mode allègre et enjoué, plutôt que sur le mode sérieux et solennel, à la façon des prédicateurs. »
Mais il ne faut pas se laisser tromper par l’humour ; cette prière trace un chemin spirituel riche. Partant de soi et du souci de sa propre santé, celui qui prie est invité à la contemplation de la beauté du monde pour, libéré de ses entraves personnelles, pouvoir s’ouvrir aux autres. Voici ce texte :
Donnez-moi une bonne digestion, Seigneur, et aussi quelque chose à digérer.
Donnez-moi la santé du corps avec le sens de la garder au mieux.
Donnez-moi une âme sainte, Seigneur, qui ait les yeux sur la beauté et la pureté, afin qu’elle ne s’épouvante pas en voyant le péché mais sache redresser la situation.
Donnez-moi une âme qui ignore l’ennui, le gémissement et le soupir.
Ne permettez pas que je me fasse trop de souci pour cette chose encombrante que j’appelle moi.
Seigneur, donnez-moi l’humour pour que je tire quelque bonheur de cette vie et en fasse profiter les autres.
Amen
Bien loin d’enfermer le croyant sur lui-même, cette prière n’est que chemin d’ouverture.
Cette forme de prière ne pouvait que résonner dans l’esprit du compositeur Claude Ballif (1924-2004), lui qui ne s’est jamais laissé enfermer dans une image « saint-sulpicienne » de la musique dite sacrée. Ainsi s’exprimait-il non sans quelque provocation : « Toute œuvre belle est religieuse. Et une œuvre belle peut être le son d’une nettoyeuse ou d’une sirène de pompiers. Ce peut être aussi une fleur. Il faut également tenir compte du texte, qui colore de piété une œuvre musicale qui devient ainsi une prière. »
On peut ajouter à cette vision de Claude Ballif qu’un chant religieux peut revêtir une forme musicale inattendue, capable, si on la reçoit avec bienveillance, de nous révéler des richesses insoupçonnées.
Cette page écrite en 1972 pour chœur, trompettes et trombones, oppose les instruments, images sonores du monde corporel et matériel avec ses éclats parfois moqueurs à la limite de l’irrévérence comme dans les premières mesures, aux voix qui donnent au texte un relief lumineux : apprécions comment certains mots sont ainsi éclairés par des tenues interminables (sur « ennui » par exemple) ou des envolées vers les sommets mélodiques (sur « Seigneur » ou sur « au mieux »).
Les cuivres tissent un décor qui prépare l’oreille et oriente l’esprit vers l’humour ou, au contraire, vers une certaine gravité : par exemple, les trompettes avec la sourdine nous préparent à demander d’avoir « une âme sainte ».
L’Amen final nous révèle que tout cela n’était pas une histoire pour nous détendre mais que la prière est toujours une affaire sérieuse ; elle met en mouvement tout ce que nous sommes, corps et âme, humour et gravité.
Emmanuel Bellanger