Cette peinture de Johannes Voorhout date de 1674. On y voit trois instruments à cordes accompagnant un chanteur : une viole de gambe à gauche, un clavecin au centre et un luth à droite. Que jouent-ils ? Nul ne le sait ! On constate simplement que la disposition visuelle respecte la réalité sonore : on progresse de gauche à droite, du grave à l’aigu. Mais cette image intéresse beaucoup les musiciens parce qu’elle nous livre le seul portrait existant d’un très grand compositeur auquel le grand Bach lui-même rendit hommage : Dietrich Buxtehude (1637-1707), ce personnage énigmatique qui a posé sur ses genoux sa partition et qui tend l’oreille au centre du tableau comme pour nous inviter à l’écoute intérieure…
Avec cette toile de Chardin intitulée « Les attributs de la musique » peinte en 1765, nous franchissons une étape dans notre recherche de ce que la peinture peut bien donner à éprouver de la musique. Ici, point de musiciens, seulement un enchevêtrement d’instruments de toutes natures et de partitions : violon avec son archet, luth, cornemuse, cor, trompette, le tout posé sur un pianoforte dont on voit le pupitre… Les musiciens sont absents visuellement mais la disposition un peu au hasard des instruments est la trace de leur récent passage et l’annonce de leur retour prochain.
On dirait que c’est le reflet de la lumière sur la partition du premier plan qui éclaire l’ensemble. La musique qui sonne dans le silence contemplatif de chacun peut se lire aussi dans le jeu savant des éclairages ou dans le contrepoint qui se joue merveilleusement des lignes verticales, horizontales, droites ou arrondies…
Mais ces deux peintures trouvent leur limite dans ce qu’elles cherchent à représenter : le risque demeure de rester à l’anecdote. La musique ce ne sont pas des formes ni même des personnes qui jouent ou chantent, c’est du mouvement, de la respiration, du changement permanent… Un peintre, qui était également musicien, s’est penché sur cette question : la peinture et la musique nous permettent-elles de vivre une expérience artistique de même nature, chacune dans son domaine propre ?
La peinture et la musique nous permettent-elles de vivre une expérience artistique de même nature, chacune dans son domaine propre ?
La peinture comme art du mouvement et la musique comme art de la couleur ? Vassily Kandinsky (1866-1944) cherche à atteindre cette expérience musicale de la peinture en la libérant de toute ressemblance avec le réel pour qu’elle soit un parcours à travers les couleurs ou les lignes qui, en s’attirant ou en se repoussant, créent un déroulement « musical ». Il ne s’agit plus de se demander ce que cela représente, mais de se laisser guider par les phénomènes visuels pour suivre l’artiste dans son chemin de création.
Le compositeur Anton Webern (1883-1945) ne fait-il pas la même démarche à partir de la musique ? Si, au lieu de n’écouter que la mélodie et l’harmonie, on s’attachait aux timbres, aux « couleurs » sonores, au jeu subtil de la clarté et de l’ombre, jeu savamment agencé en une horlogerie musicale d’une extrême finesse ?
Une double exposition est proposée actuellement sur ce sujet autour du peintre Marc Chagall (1887-1985) à la Piscine à Roubaix et à la Philharmonie de Paris. La musique est omniprésente dans l’œuvre de Chagall : les musiciens, particulièrement les violonistes, flutistes, clarinettistes, trompettistes, parsèment ses toiles en visions colorées et ignorantes des lois de la pesanteur, comme la musique elle-même. Mais la musique n’est-elle pas davantage perceptible dans le mouvement qui emporte la peinture de Chagall ? Lorsqu’on observe de près une de ses œuvres, on perçoit le mouvement tournoyant de la main dans les aspérités laissées sur la toile, mouvement tournoyant du chef d’orchestre figé dans le tableau mais encore sensible au regard. Et que dire des couleurs ? Selon le mot de Chagall lui-même : « Il faut faire chanter le dessin par la couleur ».
Une œuvre comme l’Oiseau de feu d’Igor Stravinski ne pouvait que résonner profondément dans le cœur du peintre, autant par ses origines communes avec le compositeur qu’avec la richesse des couleurs sonores de ce ballet qu’il décora en 1945 pour le New-York City Ballet. C’est également ce ballet que Chagall a évoqué sur le plafond de l’Opéra de Paris que lui avait commandé André Malraux en 1962.
Pour clore notre rencontre, quelques images émouvantes du compositeur dirigeant quelques mesures de l’Oiseau de Feu :
Emmanuel Bellanger
A savoir…
– « MARC CHAGALL ET LA MUSIQUE. LES SOURCES DE LA MUSIQUE ».
La Piscine : 23 rue de l’Espérance, 59100 Roubaix.
Du 24/10/15 au 31/01/16.
– « MARC CHAGALL ET LA MUSIQUE. LE TRIOMPHE DE LA MUSIQUE ».
Philharmonie de Paris : 221 avenue Jean-Jaurès, 75019 Paris.
Du 13/10/15 au 31/01/16