
On définit généralement la musique comme un art des sons, ce qu’elle est incontestablement. Mais ne serait-elle pas tout autant, et peut-être d’abord, un art du temps, un art de la durée pensée comme succession d’instants et déroulement continu ? La musique est l’art qui approche le plus intimement le mystère du temps qui a fasciné un saint Augustin, par exemple : ce temps que nous vivons concrètement mais que nous ne pouvons retenir, disparu aussitôt qu’advenu. Nous vivons dans l’attente la durée du temps avant qu’il n’ait eu lieu, et ensuite dans le souvenir, la trace que l’instant sonore a creusée dans notre sensibilité. Ce mystère du temps a fasciné Olivier Messiaen qui a cherché tout au long de sa vie de créateur à en exprimer ce qu’il est possible d’en faire éprouver. Sans entrer trop avant dans la technique, essayons de percevoir une part de ce mystère.
Le Quatuor pour la fin du temps a été composé par Olivier Messiaen pendant sa captivité en Allemagne en 1940/1941. C’est, bien sûr l’attente de la fin de ce temps d’épreuve qu’il exprime, mais bien plus que cela. Nous savons combien le compositeur était habité par le sentiment d’éternité, c’est-à-dire de temps arrêté, d’instant continu, absolument inconcevable pour nous qui sommes incarnés dans le temps. Le livre de l’Apocalypse, qui nous transporte au-delà du temps, qui donne à contempler ce qui est mais n’est pas encore, est source de nombreuses pages de Messiaen, parmi lesquelles ce quatuor destiné à une formation inhabituelle : violon, clarinette, violoncelle et piano, les seuls instruments dont il disposait alors. Voici quatre extraits du quatuor pour la fin du temps.
Danse de la fureur des sept trompettes
Messiaen écrit à propos de ce mouvement : « Musique de pierre, formidable granit sonore, d’énormes blocs de fureur pourpre, d’ivresse glacée. » Cette musique se libère du carcan de la scansion régulière propre à nos conceptions habituelles du rythme en musique : les valeurs sont irrégulières, comme échappées du temps humain. On ne peut « battre la mesure » sur cet extrait, il nous faut nous laisser emporter :
Liturgie de cristal
Pour Messiaen, nos meilleurs ambassadeurs pour nous conduire au seuil du temps sont les oiseaux, dont le chant est absolument libre de toute contrainte de rythme ou de hauteur : ce sont eux qui ouvrent le Quatuor pour la fin du temps : « un merle ou un rossignol soliste improvise, entouré de poussières sonores, d’un halo de trilles perdus, très haut dans les arbres. »
Liturgie de cristal
Pour Messiaen, nos meilleurs ambassadeurs pour nous conduire au seuil du temps sont les oiseaux, dont le chant est absolument libre de toute contrainte de rythme ou de hauteur : ce sont eux qui ouvrent le Quatuor pour la fin du temps : « un merle ou un rossignol soliste improvise, entouré de poussières sonores, d’un halo de trilles perdus, très haut dans les arbres. »
Louange à l’immortalité de Jésus
« Au commencement était le Verbe et le Verbe était Dieu », écrit Messiaen en tête de cette page. Le livre de l’Apocalypse est une annonce du retour du Christ à la « fin du temps », ce Christ Fils de Dieu, présent de toute éternité, celui que chante Olivier Messiaen dans ce mouvement de son quatuor situé presque au centre de l’œuvre. Ce qu’il est important d’entendre dans cette musique presque immobile, c’est le son de l’instrument qui chante : le violoncelle, l’instrument le plus proche de la voix humaine. C’est la créature, enfermée dans le temps, qui s’élève par ce chant étiré au-delà de toute limite pour laisser son regard intérieur s’ouvrir à l’inouï, l’indicible, jusqu’à la hauteur au-delà de toute musique…
Louange à l’éternité de Jésus
Il est intéressant de rapprocher ces deux mouvements du Quatuor pour la fin du temps, l’un au milieu et celui-ci en clôture de l’œuvre. C’est ici le « Verbe fait chair, ressuscité immortel pour nous communiquer sa vie » que chante le compositeur. La texture musicale est la même que pour le violoncelle : un long chant montant lentement vers la note la plus aigüe possible que puisse donner un violon, voix du Christ qui nous entraîne vers la contemplation de l’au-delà du temps, vers l’éternité : « ascension de l’homme vers son Dieu, de l’enfant-Dieu vers son Père, de la créature divinisée vers le Paradis », comme l’écrit Messiaen dans la préface de sa partition.
Comme conclusion en forme d’ouverture vers la poursuite de ce chemin de contemplation, voici une page extraite d’une des toutes dernières compositions d’Olivier Messiaen, écrite entre 1988 et 1991 (il est mort en avril 1992) intitulée Eclairs sur l’Au-delà, et nourrie du livre de l’Apocalypse : destinée à un très grand orchestre, l’œuvre comporte 11 mouvements dont certains sont directement nourris du livre de saint Jean. Par exemple : Les élus marqués du sceau – les Sept Anges aux sept trompettes.
Nous écoutons le n°3 : L’Oiseau-lyre et la Ville fiancée, il s’agit bien sûr de la Jérusalem céleste vers laquelle nous porte l’Apocalypse.