En effet, la Création est concernée, car, muette et silencieuse dans le cosmos, seule la louange de l’homme peut la porter au chant émerveillé face à son Créateur. Les médiévaux pensaient que le cours des astres de l’univers était une sorte de musique silencieuse du monde, que le chant liturgique, en harmonie avec le cosmos, pouvait rejoindre et faire résonner. C’est pour cela que l’on voit souvent au portail de nos cathédrales les signes du Zodiaque. C’est une référence au temps qui passe, mais aussi au chant de lumière des étoiles et des planètes, avec ses courses, son rythme et ses ritournelles, ses éclats divers, son jeu mystérieux, ses flux et ses reflux, ses éclipses et sa régularité, qui sont pris dans les rituels de l’année liturgique pour être offerts à Dieu et s’harmoniser ainsi avec la liturgie céleste du Royaume de Dieu. La Création tout entière devient alors chant et louange à Dieu.

La Révélation aussi a son mot à dire dans le chant liturgique, car il est son support de beauté et n’existe que pour et par elle. C’est la Parole de Dieu qui est le sommet de tout chant liturgique. Dans Musicae sacrae disciplina, Pie XII rappelle en 1955 qu’il y a une hiérarchie en liturgie : le texte prime sur le chant qui, lui-même, prime sur la musique instrumentale. C’est pourquoi il doit être compréhensible, intelligible, et non pas se fondre dans l’esthétique d’une musique seulement ornementale ou agréable à l’oreille. Au contraire, la musique instrumentale et le chant choral sont au service de la Parole de Dieu, mise en valeur par eux, mise en échos avec eux.
Harmonie de la Création, intelligence de la Révélation, le chant liturgique est aussi relié au mystère de l’Incarnation, et de la Résurrection de la chair qui en découle. Car qui dit chant dit voix. La voix a l’avantage, en effet, de relier corps et parole, chant et souffle. Le chant, la voix, nous rappellent notre chair qui n’est pas un obstacle à la prière mais en devient le support. Par la voix, le chant est « œuvre du corps », corps en vibration, où l’on sent à la fois les émotions (la voix peut être posée, tremblante, étouffée, étranglée, souriante…) et la personnalité singulière et unique de l’homme ou de la femme qui chante.
Le chant liturgique, enfin, offre d’entrer dans la joie de la Rédemption : centré sur le mystère pascal, il est louange et gratitude pour le Salut offert à tous en la Passion, la mort et la Résurrection de Jésus-Christ. Le liturge qui loue (de tout son être) n’est donc pas l’esthète qui admire (de loin). Il est celui qui sait recueillir le chant du monde à travers ses clameurs, ses murmures, ses cris de joie et ses hurlements de douleurs, pour en faire une offrande mêlée à celle de sa propre vie configurée au Christ de Pâques. D’où le fait que les chants liturgiques privilégiés dans la Liturgie des Heures soient les psaumes en lesquels tous les affects humains (colère, joie, désir de vengeance, incompréhension, doute, confiance…) se retrouvent nommés et déposés devant Dieu. La Parole de Dieu se répand alors en tous à travers les chants comme un baume et une consécration de toutes les fibres du corps et de l’âme.
Le chant liturgique est aussi anticipation de la Béatitude finale, désir manifeste de la Parousie, car, en louant, nous nous associons aux anges et aux saints du Ciel dans ce que les médiévaux appelaient du beau nom de collaudatio. Il y a une gratuité du chant, car, comme le dit la IVème Préface commune du Missel romain : « nos chants n’ajoutent rien à ce que Tu es [Seigneur], mais ils nous rapprochent de Toi ».
Trois manières de chanter en liturgie ont essayé de traduire cela dans l’histoire :
- la cantillation où le texte est presque lu et le chant seulement support en sourdine de cette parole – chant pauvre, et de foi
- le plain-chant ou monodie où une seule ligne mélodique porte les voix à l’unisson, parfois avec un faux-bourdon ou un isson (le chant grégorien en occident ou le chant Znamenny en Russie en sont des modèles) – chant chaste, et d’espérance
- la polyphonie, enfin, où les tessitures d’hommes et de femmes jouent ensemble, se mêlent, se répondent, se décalent, s’obéissent, se font écho… et manifestent la complémentarité et l’harmonie qui ne nie pas la diversité mais en vient – chant obéissant, et de charité.
La liturgie de l’Église s’enrichit des trois, et laisse à la discrétion des églises locales de les introduire avec pertinence dans leurs manières de célébrer. Il s’agit seulement de joindre la beauté à la mesure : n’en faire ni trop, ni trop peu est la règle liturgique par excellence. Et de ne pas oublier que la liturgie chorale doit coïncider avec une liturgie du cœur, ainsi que le rappelle magistralement Saint Augustin : « Nous louons le Seigneur maintenant quand nous sommes rassemblés dans l’église ; lorsque chacun s’en va chez soi, il semble cesser de louer Dieu. S’il ne cesse pas de bien vivre, il loue Dieu continuellement. Ta louange ne cesse que lorsque tu te détournes de la justice et de ce qui plaît à Dieu. Car si tu ne te détournes jamais de la vie vertueuse, ta bouche est muette, mais ta vie est une acclamation, et Dieu prête l’oreille au chant de ton cœur. » (Sur le Psaume 148, 1-2, CCL 39, 2166).
Exemple de cantillation : Chants maronites traditionnels par sœur Marie Keyrouz : Soeur Marie Keyrouz – Traditional Maronite Chants – أناشيد مارونية
Exemple de monodie : Chant znamenny : Psaume 136, Monastère orthodoxe Ste Elisabeth : Znamenny Chant, Psalm 136 (By the Waters of Babylon). The Monastic Choir of St. Elisabeth Convent
Exemple de polyphonie : Salut Étoile du matin, Fraternités monastiques de Jérusalem : Fraternités Monastiques de Jérusalem – Salut, Étoile du matin
sœur Marie-Aimée MANCHON