Si mettre en musique un texte ne consistait qu’à l’enrichir de beautés, ce ne serait pas si mal, mais la musique ne serait-elle alors réduite qu’à une fonction seulement ornementale, c’est-à-dire pas vraiment utile ? Mais si elle nous révèle ce que le texte n’a pas été capable de dire par lui-même, c’est le réduire à une dépendance bien regrettable. Ou bien, serions-nous aveugles et sourds pour ne pas percevoir la profondeur humaine contenue dans les mots ?
L’opéra de Purcell (1659-1695) Didon et Enée date de 1689 : il nous compte la fin des amours de la reine Didon et d’Enée. L’œuvre se termine sur l’impressionnante mort de Didon à Carthage après le départ d’Enée. Voici le texte du chant de Didon (elle s’adresse à sa suivante Belinda) :
Ta main, Belinda, tout s’obscurcit, laisse-moi sur ton sein reposer encore. Mais la mort m’envahit, est devenue mon invitée.
Dans ma tombe, que mes viles actions ne créent aucun trouble en ton sein. Souviens-toi de moi, mais pas de mon destin !
Le contraste entre les élans progressifs du chant et l’immobilité de la basse aboutit à un surcroît de densité dramatique qui nous rend la reine Didon si proche.
Didon chante ces dernières paroles sur une musique sublime d’humanité souffrante que le compositeur traduit admirablement en utilisant les procédés rhétoriques de l’époque : les mouvements chromatiques descendants, les appoggiatures (notes accentuées, « appuyées »), les soupirs… Mais il faut surtout écouter la basse qui nous est donnée en introduction et reprise en conclusion. Il s’agit d’une passacaille : une alternance de brèves et de longues sur un dessin chromatique descendant traduit la plongée inéluctable de Didon dans la mort. Alors que le chant se développe en une succession de lignes qui montent progressivement sur le sol aigu avant de retomber, la basse répète son dessin de quatre mesures toujours identique à lui-même, sans une seule variation. Le contraste entre les élans progressifs du chant et l’immobilité de la basse aboutit à un surcroît de densité dramatique qui nous rend la reine Didon si proche.
Le Magnificat de Jean-Sébastien Bach (1685-1750) date pour sa première version de 1723. Bach la reprit plusieurs fois jusqu’en 1731 pour aboutir à la version communément donnée dans le classement BWV 243.
Nous écoutons le verset « Quia fecit mihi magna qui potens est et sanctum nomen ejus – car le Seigneur fit pour moi de grandes choses, saint est son nom »
Il ne s’agit pas dans cette page à proprement parler d’une passacaille, mais le procédé de composition est exactement le même : une basse qui se répète identique à elle-même comme support d’un chant librement développé. Le chanteur déploie de riches arabesques qui mettent en valeur les mots essentiels : potens, magna, sanctum… Soutenant cette liberté lyrique, un dessin de basse se répète sept fois. Connaissant la fascination de Bach pour la symbolique des chiffres, on peut penser que le sept n’est pas fortuit : il combine le quatre de la création (les quatre éléments) avec le trois de la nature divine (la Trinité).
Mais il y a sans doute davantage dans ce procédé de composition : ne peut-on entendre dans cette obstination de la basse affirmée avec assurance, la confiance absolue du chrétien Jean-Sébastien dans la bonté du Dieu en qui il mit toute sa foi ?
Cela est, bien sûr, dans le texte, mais la musique ne nous en révèle-t-elle pas la force ?
Emmanuel Bellanger