O vos omnes qui transitis per viam, O vous qui passez par le chemin,
Attendite et videte, Regardez et voyez
Si est dolor similis S’il est une douleur pareille
sicut domor meus. A la mienne.
Attendite, universi populi, Regardez, tous les peuples,
et videte dolorem meum, Et voyez ma douleur
Si es dolor similis S’il est une douleur
Sicut dolor meus. Semblable à ma douleur.
Ce texte, tiré du début du Livre des Lamentations, était chanté au cours des Matines de la Semaine Sainte. L’auteur sacré nous donne à entendre l’expression des souffrances de Jérusalem pillée et dévastée par l’armée de Nabuchodonosor. La liturgie nous fait vivre ce texte comme une préfiguration des souffrances du Christ, chanté au cours de ce qu’on appelle les Leçons de Ténèbres. Il ne faut pas nous étonner que les musiciens aient été inspirés par de telles expressions, en voici trois exemples.
Le premier est le plus connu : il nous est donné par Tomas Luis da Vittoria (1548-vers 1611). Il est un des rares compositeurs de toute l’histoire de la musique à n’avoir écrit que de la musique religieuse. Tel qu’il nous le donne, ce texte paraît étonnement plane, pénétré de ferveur mystique. Ecoutez comment les impératifs « Attendite et videte » sont traités alors qu’on attendrait le surgissement d’une certaine vigueur, un appel au réveil. Toute cette page est caractéristique de l’œuvre de Vittoria par la subtilité du traitement harmonique, par la répartition des voix qui cherche et trouve une riche transparence sonore : tout cela conduit l’auditeur à s’approprier ce texte devenu véritablement une nourriture spirituelle.
La deuxième proposition nous vient de Carlo Gesualdo (vers 1560-1613). Il nous révèle que mettre en musique un texte, qu’il soit profane ou religieux, descriptif ou méditatif, c’est aussi l’éclairer de sa propre nature. Nous connaissons les péripéties dramatiques de la vie de Gesualdo, personnage ombrageux, passionné, violent, écartelé dans ses contradictions. Il n’est pas interdit d’entendre quelque chose de cela dans sa musique : au contraire de la version précédente qui nous conduisait dramatiquement certes mais paisiblement du début à la fin, nous progressons de surprise en surprise à travers un jeu inattendu de nombreuses modulations. C’est une autre réalité qui nous est ici révélée : la souffrance de Jérusalem méditée comme expression de celle du Christ est aussi celle du compositeur qui erre dans ses contradictions : en ce sens, elle exprime quelque peu la nôtre aussi.
La troisième proposition sera sans doute une surprise : elle nous vient du violoncelliste Pau Casals (1876-1973) qui fut aussi compositeur, l’instrumentiste ayant pris le dessus sur le créateur. Ici, c’est la violence soudaine sur certains mots qui se manifeste par une dynamique très contrastée, on passe brutalement du forte au piano, et aussi par des projections soudaines de la voix vers le suraigu, en particulier sur les impératifs « attendite et videte ». On est presque dans le registre du cri : c’est la violence du monde qui heurte le compositeur, le révolte. On sait combien Casals fut un apôtre de la paix. Cette lamentation de Jérusalem mise dans la bouche du Christ souffrant n’aurait aucun sens si elle n’était que le rappel d’un évènement très ancien. Elle éclaire le monde d’aujourd’hui et exprime le cri de l’humanité devant la permanence de la souffrance, elle en révèle peut-être le sens mystérieux sans pourtant répondre à la question lancinante : pourquoi tout cela ?
Emmanuel Bellanger