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« L’enchantement musical »

Les éditions Albin Michel ont publié récemment sous le titre « L’enchantement musical » un recueil de textes inédits du philosophe musicien Vladimir Jankélévitch. En ces jours de reprise de nos activités habituelles, il nous fait découvrir que les musiciens nous rappellent, comme tous les artistes, que l’essentiel n’est peut-être pas dans ce qui nous préoccupe d’abord au risque de nous engloutir.
Publié le 03 septembre 2018
Écrit par Emmanuel Bellanger

Ernest Joseph Laurent, portrait de Gabriel Fauré, vers 1900

Jankélévitch fut particulièrement sensible à la musique de Gabriel Fauré (1845-1924) pour sa « calme sérénité, son ardeur contenue, […] son charme ambigu et discret » comme le dit Françoise Schwab dans l’introduction de l’ouvrage. Quelques pages de Fauré résonnaient plus profondément au cœur du philosophe : le deuxième quatuor pour violon alto violoncelle et piano, le sixième Nocturne, la Ballade en fa #…

Nous écouterons l’adagio du deuxième quatuor en sol mineur. Cette œuvre date des années 1885/86. Le compositeur de 40 ans est en pleine possession de ses moyens expressifs : il est alors l’auteur de plusieurs de ses Nocturnes, de nombreuses mélodies. Son fameux « Requiem » sera écrit à partir de 1887.

Cet adagio est construit autour d’un thème chanté par l’alto, thème merveilleusement plastique dans sa manière de se reprendre pour s’épanouir et se développer, non sans rappeler quelque chose de Franck. La musique se déploie dans une architecture sonore d’une grande subtilité qui équilibre miraculeusement les trois cordes avec le piano en un dialogue tantôt opposé, tantôt mêlé.

Mais, avez-vous envie d’entendre cette musique après cette présentation ? Fauré lui-même nous met sur la piste d’une autre manière d’écouter. Voici ce qu’il écrivait à sa femme à propos de cette page : « Ce n’est guère que dans l’adagio du deuxième quatuor que je me souviens avoir traduit, et presque involontairement, le souvenir bien lointain d’une sonnerie de cloches qui, le soir, à Montgauzy […] nous arrivait d’un village appelé Cadirac lorsque le vent soufflait de l’ouest. […] Seulement, n’est-il pas fréquent qu’un fait extérieur nous engourdisse ainsi dans un genre de pensées si imprécises qu’en réalité elles ne sont pas des pensées, et qu’elles sont cependant quelque chose où on se complaît ? Désir de choses inexistantes peut-être ; et c’est bien là le domaine de la musique. »

Jankélévitch était particulièrement sensible à cette page de Fauré. Il y percevait une richesse cachée dans ce qu’il appelait le « je ne sais quoi » ou le « presque rien », toutes choses où se cache la véritable œuvre d’art et que seuls les oreilles et les yeux ouverts perçoivent. Il écrit dans « La musique et l’ineffable » : « Il n’y a pas de dissertations sur Fauré, si éloquentes soient-elles, qui vaillent en profondeur l’audition du second quatuor. Car l’adagio n’est pas une œuvre que l’on puisse commenter ; il faut avoir consenti à cette longue et merveilleuse songerie nocturne, et à la sérénité sidérale qu’elle rayonne, pour percevoir vraiment la cantilène de l’alto : messagère des « choses inexistantes » et du désir inapaisable qui nous porte vers elles. »

C’est ce que nous pouvons nous souhaiter en cette rentrée : que nos oreilles ne se laissent pas assourdir par les vaines sonorités du monde, qu’elles ne perdent pas la capacité d’entendre et de goûter la beauté souvent fugitive mais réelle que nous offrent les artistes. Comme le dit François Cheng : « Une vraie beauté ne saurait être un état figé perpétuellement dans sa fixité. Son advenir, son apparaître-là, constitue toujours un instant unique. »

 

Emmanuel Bellanger

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