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Joseph Haydn : La Création

Les grandes œuvres d’art sont des sources infinies de découvertes. En ce sens, on peut affirmer que toute création artistique est essentiellement contemporaine : la musique n’existe qu’au moment où elle résonne dans l’espace. Il arrive aussi que certaines œuvres s’enrichissent de significations nouvelles et entrent en dialogue avec nos préoccupations d’aujourd’hui, comme c’est le cas pour cette page de Haydn.
Publié le 03 octobre 2022
Écrit par Emmanuel Bellanger

Tapisserie La Création de l’homme, 400 x 340 cm (détail), carton de Dom Robert, 1945, tissage atelier Goubely-La Beauze, Aubusson, 2004 – Collection du musée Dom Robert – Cité de Sorèze (Tarn) © Abbaye d’En Calcat – cliché JL Sarda

L’oratorio La Création de Joseph Haydn (1732-1809) appartient à ses dernières grandes compositions : il fut créé à Vienne en 1798. Haydn a travaillé sur un livret inspiré de deux sources : Le Paradis perdu de Milton et la Bible.

Demain 4 octobre, nous célébrerons la fête de Saint François d’Assise dont nous connaissons l’amour de la nature dans laquelle il voyait les merveilles de Dieu-Créateur. L’extrait de cet oratorio que nous allons découvrir se pare de significations et d’interpellations troublantes en ces temps de préoccupations inquiètes sur notre monde.

Trois personnages se partagent le texte, trois archanges qui sont Gabriel (soprano), Uriel (ténor) et Raphaël (basse).

Nous contemplons la création de ce qui nous entoure : paysages et animaux. La musique ne fait pas qu’illustrer le texte au moyen d’imageries sonores comme le ferait un dessin animé, elle nous donne à vivre, à respirer, à ressentir corporellement la trame même de nos vies.

Voici le texte :

GABRIEL
In holder Anmut stehn                          Les collines se dressent
mit jungem Grün geschmückt,             gracieuses et charmantes,
die wogigten Hügel da.                         Parées d’une jeune verdure.
Aus ihren Adem quillt,                           De leurs veines sourd
in friessendem Kristall,                          en un limpide cristal
der kühlende Bach hervor.                    Le frais ruisseau

URIEL
In frohen Kreisen schwebt                       L’alerte troupe des oiseaux
sich wiegend in der Luft,                         bercée par les airs
der münteren Vögel Schar.                      Plane en cercles joyeux 
Den bunten Federglanz                            L’éclat diapré de leurs plumes
erhöht im Wechselflug                             rehausse dans leurs vols tournoyants
das goldene Sonnenlicht.                         L’or même du soleil.

RAPHAEL
Das helle Nass durchblitzt                        Dans l’onde claire étincelle
der Fisch, und windet sich                        le poisson ; il se faufile
in stetem Gewühl umher.                         Dans une perpétuelle agitation.
Vom tiefsten Meeresgrund                        Du plus profond de l’océan
wälzet sich Leviathan                                Léviathan se rue
auf schäumender Weel’ empor.                Porté par les vagues écumantes.

GABRIEL, URIEL, RAPHAEL
Wie viel sind deiner Werk’, o Gott !            Qui peut dénombrer tes oeuvres, ô Dieu !  
Wer fasset ihre Zahl ? Wer ? O Gott !…      Qui peut les compter ? Qui ? Ô Dieu !

Le plan de ce passage est presque liturgique : après le récit et l’évocation des ruisseaux, des oiseaux suggérés par des coulées musicales de double-croches ou des pépiements de flûte ou des tournoiements des flûtes, hautbois et violons, cette page se conclut par une invitation à la louange sous forme d’interrogations à nous lancées : qui peut compter les merveilles de Dieu, qui ?

Le mouvement suivant, amorcé par les trois archanges et repris par le chœur (une des grandes pages de Haydn) est la réponse à l’invitation à la louange : le texte est très court, infiniment repris : la louange est devenue essentiellement chant. Qu’importent ici les mots, c’est tout le corps chantant qui devient louange.

La suite de l’oratorio évoque la création des animaux : rugissement du lion, bondissement du tigre, agilité du cerf, élancement du coursier crinière au vent, pastorale évoquant le bœuf et les troupeaux, douceur de l’agneau évoqué par la flûte, stridulation des insectes décrites par les trémolos des cordes, ondulation dans le grave des vers…

Après ces descriptions pittoresques, le ton change brusquement : l’orchestre s’enrichit des trompettes et autres cuivres, le rythme s’affirme d’une manière martiale, notre attention est soudain sollicitée : voici que la création telle que Dieu l’a voulue n’est pas achevée.

Nun scheint in vollem Glanze der Himmel :     Alors le ciel brille de tout son éclat,
nun prangt in ihrem Schmucke die Erde.         Alors la terre resplendit de tous ses joyaux.
Die Luft erfüllt das leichte Gefieder,                  L’air est plein de plumes légères,
die Wasser schwellt der Fische Gewimmel,       l’eau s’enfle de poissons fourmillants,
Den Boden drückt der Tiere Last.                       Le poids des animaux accable la terre.
Doch war noch alles nicht vollbracht,                Pourtant tout n’est pas achevé.
Dem Ganzen fehlte das Geschöpf,                      Il manque à tout cela la créature
das Gottes Werke dankbar seh’n,                       qui rendra grâce à l’œuvre de Dieu,
des Herren Güte preisen soll…                            qui chantera les louanges du Seigneur.
                                                                               (Traduction Jean Faure)

La soudaine gravité de la musique sonne à nos oreilles d’une façon renouvelée : nous voici confrontés à l’une des plus grandes questions que nous pose le monde contemporain. Bien sûr ce qui manque à la Création, ce sont la femme et l’homme. Haydn (certes il n’y avait pas pensé mais comment ne pas entendre cela aujourd’hui) nous pose avec force la question : la louange au Dieu créateur des merveilles de la nature, c’est d’abord de la respecter, de l’honorer, de poursuivre l’œuvre de création. Les sonneries de trompettes nous avertissent : où en sommes-nous aujourd’hui ? Je ne crois pas outrepasser le sens de la musique : c’est en cela que les œuvres artistiques sont grandes : elles résonnent siècles après siècles, s’enrichissent de toujours plus de profondeur, nous parlent dans leur langue intemporelle et pourtant fortement enracinée dans nos expériences et nos questions.

Emmanuel Bellanger

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