Jens Peter Jacobsen est né en 1847 à Thisted, ville située au bord de la mer dans le nord-ouest du Jutland, tout au nord du Danemark. Son imaginaire poétique a été nourri de ce paysage marin battu par le vent. C’est dans une île située au large, l’île de Gurre que se situe l’action qui a inspiré le musicien Schoenberg. Jacobsen n’a pas eu le temps de déployer toutes ses capacités, la mort l’a emporté en 1885.
Dans un de ses romans, il décrit l’évolution d’un personnage vers l’athéisme, alors qu’il est confronté aux violences du monde. Cependant le botaniste qu’il était (il avait obtenu un diplôme de biologie à Copenhague) ne fermait pas les yeux sur les merveilles de la Nature en laquelle il tentait de percevoir une forme mystérieuse de transcendance. Tout cela apparaît dans son poème et dans la musique de Schoenberg.
Les Gurre-Lieder d’Arnold Schoenberg (1874-1951) sont représentatifs du monde musical dans lequel a été formé le compositeur : celui de l’Expressionisme à la suite de Wagner ou de Mahler. Ces œuvres sont caractérisées par un très grand orchestre, des nuances fortement contrastées, un chant violent, presque de l’ordre du cri par moments.
Le Prélude des Gurre-Lieder est une merveilleuse page d’orchestre aux sonorités subtiles et délicates ; obtenir de tels effets avec un grand orchestre relève du chef-d’œuvre. Voici un pur moment de musique.
Le texte de Jacobsen a résonné dans l’esprit de Schoenberg bien au-delà de l’anecdote : le roi Waldemar aime la princesse Tove dont la reine provoquera la mort. Le roi sera condamné à errer éternellement à sa recherche sans jamais la retrouver.
Ce qui rencontre un écho chez le compositeur, c’est la nature consolatrice certes, mais aussi plus profondément la question de la foi en un Dieu absent de la vie des hommes, un Dieu contre lequel le roi-Schoenberg se révolte mais auquel il s’adresse malgré tout. Schonberg a été habité par cette question de la foi, lui qui s’est converti au protestantisme (pas seulement pas opportunisme) et qui est retourné dans la communauté juive à laquelle il appartenait.
Nous écoutons le début de la deuxième partie des Gurre-Lieder qui est une violente imprécation contre ce Dieu qui a laissé mourir Tove, c’est-à-dire qui laisse le mal envahir le monde. Voici le texte de Jacobsen :
Herrgott, weisst du, was du tatest, als klein Tove mir verstarb ?
Triebst mich aus der letzten Freistatt, die ich meinem Glück erwarb !
Herr, du solltest wohl erröten :
Bettlers einz’ges Lamm zu töten !
Herrgott, ich bin auch ein Herrscher,
und es ist mein Herrscherglauben :
Meinem Untertanen darf ich nie die letzte Leuchte rauben.
Falsche Wege schlägst du ein :
Das heist wohl Tyrann, nicht Herrscher sein !
Herrgott, deine Engelscharen singen stets nur deinen Preis,
doch dir wäre mehr vonnöten einer, der zu tadeln weiss.
Und wer mag solches wagen ?
Lass mich, Herr, die Kappe deines Hofnarrn tragen !
Dieu sais-tu quel fut ton méfait
en tuant ma petite Tove ?
Tu m’as pris la dernière chance
De connaître enfin le bonheur !
Dieu, tu devrais bien en rougir
De prendre au pauvre son propre bien !
Seigneur, je suis aussi un chef
Et telle est ma loi de maître
De ne prendre jamais
La dernière ressource à un sujet.
Tu suis un mauvais chemin,
Ton nom est tyran, non maître !
Seigneur, le chœur des anges
Ne cesse pas de te louer.
Pourtant quelqu’un sachant te blâmer
Te serait plus utile.
Mais qui pourrait donc l’oser ?
Laisse-moi, Dieu, porter près de toi la cape du bouffon de Cour.
Les Gurre-Lieder d’Arnold Schoenberg se présentent comme une suite de Lieder enchaînés les uns aux autres. L’œuvre se conclut par un hymne au soleil « brillant au bord de la mer… faisant de son front clair voler l’or de ses rayons ». On perçoit dans cette conclusion cet hommage à la nature en laquelle la vie trouve un sens, hommage postromantique que magnifie cette admirable page de Schoenberg.
Emmanuel Bellanger