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Chanter, contempler

À quelques jours de la Semaine Sainte, voici deux musiciens qui nourrissent leur méditation et leur création du même texte, éloignés l’un de l’autre dans le temps mais tellement proches : au-delà des différences de langage, c’est bien le même cœur qui s’épanche dans ces deux motets du temps de la Passion.
Publié le 19 mars 2024
Écrit par Emmanuel Bellanger

Francisco de Zurbarán, Agnus Dei, huile sur toile, vers 1640, 62 cm x 37,3 cm, Musée du Prado
 

Tenebrae factae sunt
dum crucifixissent Jesum Judaei :
et circa horam nonam exclamavit Jesus voce magna :
Deus meus, ut quid me dereliquisti ?
Et inclinato capite emisit spiritum.

     Les ténèbres se firent
     quand les Juifs crucifièrent Jésus :
     et vers la neuvième heure, Jésus cria d’une voix forte :
     Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?
     Et inclinant la tête, il rendit l’esprit.

Un tel texte, qui plonge au cœur même de la foi chrétienne, a inspiré de nombreux compositeurs dont Tomas Luis da Vittoria (1548-1611), assez unique parmi tous les musiciens car son œuvre est uniquement religieuse : on ne connaît de lui aucune page de musique profane. Formé en Italie, entre autre par Palestrina lui-même, il vécut toute sa carrière en Espagne. Ce motet est bien représentatif de sa manière.

L’objectif du musicien est de nous donner ce texte à goûter dans toute sa densité, nous en nourrir comme il s’en est nourri lui-même. On décèle dans cette page l’influence palestrinienne dans sa nature polyphonique où les différentes voix se reprennent l’une à l’autre les thèmes au fur et à mesure du déroulement du texte. Mais la musique de Vittoria est profondément expressive : les sentiments du compositeur affleurent par des procédés très simples mais vraiment efficaces : le silence qui précède les paroles du Christ « Deus meus… » les enrichit d’une densité qu’aucune note n’aurait pu donner. Seul le silence s’impose.

Un autre procédé tout simple conduit l’appropriation de ce texte par l’auditeur : le seul mot qui est traité en vocalises (plusieurs notes sur une seule syllabe) est le mot « dereliquisti », là où nous nous sentons rejoints dans notre humanité. La longue tenue finale prolonge l’écoute intérieure dans le secret de chacun.

 

On sait que la foi profonde de Francis Poulenc (1899-1963) était une foi austère, non dénuée d’angoisse, venue de ses racines aveyronnaises. L’austérité espagnole de Vittoria ne pouvait que rencontrer sa nature profonde comme la peinture de ce pays. Il s’en est souvent expliqué dans ses écrits ou ses déclarations :
« J’ai sans cesse pensé à Vittoria pour lequel j’ai une admiration sans bornes » déclare-t-il à Claude Rostand dans un entretien radiodiffusé de 1954.
« Mantegna et Zurbaran correspondent à mon idéal religieux : l’un avec son réalisme mystique, l’autre avec sa pureté ascétique. » (Entretien de 1953 pour la radio suisse)

Le troisième des quatre motets pour un temps de pénitence date de 1938. Le traitement musical est essentiellement syllabique (une note par syllabe). C’est une musique qui ne se commente pas, elle s’écoute et s’impose à la sensibilité par des moyens expressifs aux aussi très simples : une dynamique fortement contrastée, des ponctuations à la charge émotionnelle dense, des phrases répétées qui créent un jeu d’équilibre musical d’une justesse absolue, un traitement rythmique des accents exemplaires. Poulenc ajoute, au moment de la mort du Christ ses mots : « Père, entre tes mains je remets mon esprit ».

 

 

— Emmanuel Bellanger

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