Un tel encouragement autorise justement à montrer comment le thème théologique de la Passion, tel qu’il est repris sans cesse par Manessier dans sa peinture, est porteur aujourd’hui d’un nouvel horizon de modernité qui tend à la responsabilité éthique et à la solidarité. Lorsqu’il relie la Passion de Jésus aux passions douloureuses du monde contemporain, il investit tout particulièrement son œuvre d’une mission au service de l’homme, de l’homme victime de violences totalitaristes. En suggérant par une composition, des couleurs et des rythmes propres à sa vision personnelle le thème qui l’habite, le peintre invite à la méditation, à une communion spirituelle et fraternelle avec ceux qui vivent dans leurs corps une passion dont la Passion du Christ est solidaire.
C’est en cela que la peinture de Manessier est profondément liturgique. On ne peut alors s’étonner de son goût pour le vitrail, occasion pour lui de faire éclater, par « les tapis lumineux » qui transforment l’espace cultuel, son monde intérieur de compassion, de participation à la douleur, mais aussi de paix et d’espérance.
On a pu connaitre, au travers de ses entretiens successifs depuis des années, l’homme qui parle avec franchise et simplicité. Le chrétien qui vit intensément la foi qu’il a reçue, en communion avec le monde souffrant. Et par là même le peintre qui se donne tout entier dans ses œuvres avec son originalité, en témoin prêt à tout risquer pour sauver l’espérance. Au péril même de ce qui fait sa propre vie, l’œuvre elle-même, qu’il n’hésiterait pas à supprimer et recommencer si le désespoir en prenait possession.
Manessier croit possible la naissance d’un espoir à travers le désespoir par un acte de courage, par la peinture elle-même. Il dit à Georges Charbonnier, en 1956, « le désespoir n’est pas concevable pour moi. Le désespoir, je l’ai mis définitivement à la porte…c’est un abandon…Pour moi, la peinture est un moyen de salut ». La même année, il reçoit Alexander Liberman dans son atelier et lui explique qu’il a écarté deux tendances extrêmes de l’art moderne. L’une, essentiellement optimiste, qui accepte le grand courant scientifique moderne, est par définition insensible. L’autre, à l’opposé, qui est foncièrement pessimiste, d’une négation totale, « lance son cri tragique au hasard et le mène jusqu’à l’absurde ». Mais il y a une troisième tendance, lui semble-t-il. Qui « s’adresse aux chrétiens, à ceux qui proclament l’importance du cœur et de l’amour en ce bas monde qui leur fait la vie dure. C’est l’optimisme tragique ». L’art de Manessier s’est engagé dans cette voie.
Sa peinture s’est retrouvée transformée à cause de sa transformation intérieure.
La préoccupation du monde extérieur, des évènements dramatiques qui se succèdent dans un univers déboussolé, se traduit dans l’œuvre de Manessier avec une série de « Passions » et d’ « hommages » à des victimes de la violence. Si, atteint au plus profond par l’interrogation que suscitent les actes terroristes, il manifeste dans son art plus d’inquiétude et d’acuité, il reconnait cependant : « au fond de moi, je retrouve quand même la paix du début et l’espérance ».
Dans son entretien avec Pierre Encrevé lors de l’exposition lyonnaise sur le thème de la Passion, il raconte qu’il est sorti d’une retraite à la Trappes de Soligny avec la foi qui ne l’a pas quitté depuis et qui a bouleversé toute sa vie. Sa peinture s’est retrouvée transformée à cause de sa transformation intérieure. Son souhait : faire se rejoindre musique et peinture, faire de la couleur et de la peinture un chant musical non représentatif. Les cris de la foule, dit-il, dans la Passion selon Saint Matthieu de Bach ne sont pas du tout figuratifs : ils sont encore de la musique et expriment la paix à travers la douleur. Il désire exprimer, par la peinture elle-même, ce qu’il comprend de la Passion.
A propos de sa toile Vietnam-Vietnam, « protestation assez désespérée », il s’écrie : « le monde est une soupe qui bout. Un chrétien dans une bouilloire s’interroge. Je ne peux opposer que ma peiture, ma toile ». Son témoignage culmine avec sa toile célèbre L’Otage, en « Hommage » non seulement à Jean-Paul Kauffmann, mais à toutes les victimes du terrorisme : image de l’épouvante, de la vie suspendue, close. L’incompréhension saisit le peintre devant cet homme détruit, au Liban, « si près de l’Otage de Jérusalem »…mais l’acte de foi surgit, malgré tout, avec le cri : « tout sera grâce un jour. Le saurons-nous ? ».
Les « Hommages » du peintre aux victimes de l’histoire contemporaine, traversés par l’ombre de la croix du Christ, comme les Favellas, ou bien les Passions du Christ peintes en communion intime avec ceux qui souffrent, toutes ces œuvres ne sont-elles pas des fers de lance d’une théologie ouverte à ue éthique moderne authentique, de dimension mondiale, dont on n’aperçoit encore que les balbutiements ?
Manessier a conquis la liberté d’expression par l’ascèse de sa pensée et de son métier de peintre. Il nous invite à un regard nouveau sur le monde en solidarité avec les souffrances des frères humains. Son sens de responsabilité dans l’histoire d’un monde de violence provoque l’interrogation de chacun : qu’est ce qu’un chrétien peut faire devant des situations d’injustice et de terreur ? Il donne sa réponse : il peint, en référence à la Croix du Christ, ou à la Création, à la nature.
Sa peinture est bien un témoignage de l’espérance au-delà de la douleur et de la destruction, un « moyen de salut », par la magnificience de ses couleurs et de ses rythmes, par la vie même qui en jaillit.
Extrait de l’article « Alfred Manessier » écrit par Sabine de Lavergne, historienne d’art, Docteur en Sience théologique (Paris) pour les Chroniques d’Art Sacré n°30 – été 1992. ©SNPLS/Art Sacré