De l’atelier…
La rencontre a lieu dans les quartiers nord de Marseille : son atelier s’y niche avec d’autres au fond d’une impasse. Caroline Duchatelet vous invite à pénétrer dans une vaste pièce immaculée : des fenêtres haut perchées découpent la cime des arbres, une porte vitrée ouvre sur un amandier, un large bureau, une banquette et une bibliothèque la meublent sobrement. Elle vous propose en préambule un thé parfumé, puis entre dans la conversation avec la même délicatesse que sa démarche artistique la fait entrer dans le paysage. Évoque son geste de sculpteur recueillant les poussières ou pigments des paysages parcourus ; pratique, précise-t-elle, aiguisée par celle d’un yoga proche des arts martiaux et par l’exercice de la marche, bien qu’entrecoupée de périodes de désœuvrement quotidien. Une manière d’exister soucieuse de se désencombrer de soi, en quête de cette « disponibilité concentrée » (1) l’appelant, lorsqu’elle est invitée en résidence, à se mettre en chemin au milieu de la nuit pour « accueillir la naissance du visible » (2), à l’aube. Une façon de pratiquer l’art, ce très léger décollement de la vie ajoute-t-elle, comme appel à se dépayser non pour combler le vide en soi, mais pour le creuser : « Il faut partir pour avoir lieu », écrit à ce propos Henri Maldiney (3) . C’est ainsi que Caroline Duchatelet filme la montée progressive de la lumière, ce vacillant commencement, « lueur vers la lueur pour fêter le matin » (4).
Aussi au concept figé d’œuvre préfère-t-elle celui de processus ; un processus fait d’attente, de silence et d’écoute lui permettant de s’accorder sensiblement au monde pour tenter de s’y fondre. Un processus épousant son désir de filmer la métamorphose incessante des formes sous la lumière en deux étapes : celle de l’enregistrement, d’abord, requérant une attention longue et solitaire. Puis celle du montage taillant dans le bloc de lumière filmée durant plusieurs heures pour le concentrer en une poignée de minutes. Un processus à la mesure du corps, enfin, en résonance respiratoire avec les sensations élémentaires éprouvées dans le paysage : « La respiration devient mon métronome » ajoute encore l’artiste. C’est dans ce méticuleux labeur éclairé de joies brèves, comme le phare ponctue la nuit d’étoiles intermittentes, que se façonnent ses films silencieux en autant d’images transitoires manifestant l’infinie plasticité du visible, sa perpétuelle puissance d’apparition et de disparition, de figuration et de déformation. « Cérémonie immobile répétée pour chaque aube » (5) en quête, peut-être, du rythme originaire des êtres et du monde enfin accordés en une unique percussion.
Ainsi, dans l’atelier, à l’ample chambre claire (6) succède la chambre noire et son rituel assorti : pour expérimenter ses films, il faut entrer dans ce que Caroline Duchatelet nomme sa caverne. Y entrer en confiance comme elle est entrée dans le paysage : à tâtons. Oublier, dehors, l’affairement bruyant, le soleil aveuglant et le mistral violent ; se laisser envelopper, dedans, par la grotte nappée de silence et d’obscurité. Y règne une nuit tiède et sans angoisse, à peine troublée par la ferveur de l’attente – pure intériorité réglée à l’unisson du cœur, tendue pourtant vers ce qui ne se distingue pas encore, sans forme, ni couleurs, ni contours – bien qu’habitée par la certitude d’une présence toute proche, derrière la cloison. Mais voilà que lentement, très lentement depuis l’écran, une lueur tremblante se met à poindre, un rayonnement diffus sourd des ténèbres, semble chercher à vous rejoindre. Serait-ce le point du jour, cette nuée incertaine gagnant doucement l’ombre qui s’attarde et se laisse pourtant contaminer ? « Dans ce discret, dans cet à peine […] se joue chaque fois […] ce qui fait monde » écrit encore François Jullien, ce mystère de l’im-pré-visible qui précède le visible, cette surprise, toujours recommencée, de ce qu’on n’attendait pas : « Les choses sont, mais pas encore » écrit l’artiste à ce sujet.
Dès lors enregistrer au plus juste l’étendue de ce paysage, l’écoulement vaporeux des nuages sur ce relief, cette dissolution liquide, la symphonie primordiale d’un lever du jour, tous ces matins du monde non pour en faire image, mais pour offrir d’en éprouver le temps et, ce faisant, éprouver en chaque lieu et moment choisis le réel inattendu dans l’apparaître de la lumière : tels des éphémérides égrenant la litanie des jours – dimanche 9 août, jeudi 3 septembre, mercredi 4 novembre, vendredi 21 août… -, les films de Caroline Duchatelet révèlent la chair-poussière du monde « dans [son] éternelle fugacité » (7).
Se tenir à l’affût de l’imminence, n’est-ce pas ainsi pour Caroline Duchatelet consentir à recevoir le monde en garde, se mettre à l’écoute de ses « transformations silencieuses » (8) simplement pour témoigner qu’elle y était, dans cet état de vigilance nous invitant à laisser venir à nous, laisser advenir en nous ce qu’annoncent ses œuvres : la fraîcheur d’une première fois, la confiance inentamée en ce qui ne demande qu’à s’embraser, cette part espérante de nos êtres, là où nous en sommes entre l’ombre et la lumière, dans la foi que, toujours, le jour succède à la nuit. Pour entendre à notre tour, peut-être, résonner dans ses films la parole lancée au prophète (Isaïe 21,11) : « Veilleur, où en est la nuit ? »
Odile de Loisy
Notes
1) François Jullien, « Des transformations silencieuses qui font le monde », extrait du catalogue Caroline Duchatelet, Éditions Villa Saint Clair, Sète, 2014, p.21.
2) Cyril Neyrat, Notes sur trois films de Caroline Duchatelet, La Compagnie / FID Marseille, 2011, p.1.
3) Henri Maldiney, Regard Parole Espace, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1973 et 1994, p.123.
4) Edmond Jabès, Un Étranger avec, sous le bras, un livre de petit format, Gallimard, Paris, 1989, p.90.
5) Cyril Neyrat, op.cit., p.1.
6) D’après l’ouvrage du même nom de Roland Barthes.
7) Cyril Neyrat, op.cit., p.4.
8) François Jullien, op.cit., p.20.
Exposition Caroline Duchatelet, « Souffles », jusqu’au 15 janvier 2022.
Couvent de la Tourette – 69210 Eveux
Tél : 04 72 19 10 90 – accueil@couventdelatourette.fr
Du lundi au samedi de 10h à 12h et de 14h à 18h
Visites guidées uniquement, soumises aux normes sanitaires en vigueur.
Réservation obligatoire.
Site de l’artiste : www.documentsdartistes.org/artistes/duchatelet