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III / IV – Au Sacré-Coeur d’Audincourt : « Je ferai luire la Parole »

Voici la troisième publication de la 'saga' en quatre volets sur un édifice d'une modernité étonnante, l'église du Sacré-Cœur à Audincourt dans le Doubs, fondée le 16/09/1951, qui célèbre cette année le jubilé de ses soixante-dix ans. Grâce à l'énergie d'un curé bâtisseur, le Père Louis Prenel, accompagné du Père Marie-Alain Couturier au regard visionnaire et exigeant, et d'artistes de premier plan, tels Fernand Léger et Jean Bazaine, le projet a pris forme et donné lieu à un église innovante et chargée de sens, classée Monument historique, à découvrir ! Ici le Père Axel Isabey partage sa vision du Sacré-Cœur d'Audincourt
Publié le 27 mars 2015
BAPTISTÈRE DU SACRÉ-COEUR D’AUDINCOURT © PAYS DE MONTBÉLIARD TOURISME

« Ce monde a besoin de beauté pour ne pas sombrer dans la désespérance. »

Message aux Artistes du Concile Vatican II, 8 décembre 1965

Voici un baptistère résolument de son temps (1), celui d’un siècle en quête d’une immense espérance de paix, et de renouveau dans une société meurtrie par la Seconde Guerre mondiale. Renouveau auquel l’art sacré prit audacieusement sa part, singulièrement le diocèse de Besançon, dont Audincourt était une paroisse jusqu’en 1979. Un baptistère de béton armé et de vitraux en dalles de verre, comme l’église et ses vitraux de Fernand Léger (1881†1955), auquel le sacrement du baptême donne accès. Un baptistère nouveau par ses matériaux, mais bien dans la tradition mystagogique de l’Église catholique, qui est d’amener « le néophyte à comprendre que la liturgie est une entrée dans le mystère de Dieu, un acte de communication vivante entre Dieu et les hommes (…) à condition que la liturgie soit célébrée avec art ». (2) C’est bien ce qu’offre cet exceptionnel baptistère franc-comtois, qui depuis mes lointaines années au séminaire, a toujours suscité le désir, non encore réalisé, d’y célébrer un baptême.

« Le promoteur et l’animateur de l’entreprise » (3) est le jeune abbé Louis Prenel (1911†1989), curé en 1946 de cette nouvelle paroisse en pleine expansion dans un quartier ouvrier proche des usines Peugeot, qui n’avait qu’une modeste chapelle. Il avait été conquis par deux églises du diocèse d’Annecy (4) et désirait le même architecte pour sa nouvelle église, Maurice Novarina, (1907†2002) (5). Mais l’architecture du Sacré-Cœur s’en distinguera singulièrement, par son plan et ses matériaux, et pour ce qui nous concerne, son baptistère, qui, placé à l’intérieur des églises savoyardes, est ici mis en évidence dès le vaste parvis de l’église d’Audincourt.

« On ne nait pas chrétien, on le devient. »

Tertullien, Apologétique, IIe siècle

A l’aurore du IVe siècle, les fonts baptismaux (du latin fons, c’est-à-dire source), étaient situés dans un baptistère, le plus souvent octogonal et à l’extérieur de l’église, suivant le modèle du baptistère de la cathédrale Saint-Jean du Latran à Rome, sous l’empereur Constantin. Ainsi les baptistères octogonaux San Giovanni de Florence, et du sanctuaire Saint-Siméon le Stylite en Syrie, dans la seconde moitié du IVe siècle. En Gaule, le baptistère octogonal Saint-Jean de Fréjus du Ve siècle, le plus ancien de France, après celui de Poitiers. Cet espace entre le baptistère et le bâtiment église voulait signifier que le catéchumène, celui qui s’est longuement préparé, devient chrétien par le baptême, premier des trois sacrements de l’initiation chrétienne, qui lui offre d’entrer dans l’Église en enfant de Dieu, pour y recevoir la Confirmation, et la Première Eucharistie. (6)

VUE EXTÉRIEURE DE L’ÉGLISE DU SACRÉ-COEUR ET DE SON BAPTISTÈRE À AUDINCOURT © PAYS DE MONTBÉLIARD TOURISME

Audincourt se reçoit de cette architecture paléochrétienne en scindant le baptistère de l’église, mais sans le distancier à l’excès. S’il ne serait pas correct d’écrire, au sens architectural, que ce baptistère est comme un narthex, il en exerce pourtant la mission de transition du profane au sacré. (7) « Le catéchumène entre dans le baptistère par une porte indépendante pour bien montrer qu’il n’est pas encore chrétien » (8), une porte qui s’ouvre sur le vaste et accueillant parvis de l’église, avec sa façade scintillante d’eau et de lumière par les jeux colorés de l’immense mosaïque, non-figurative, de Jean Bazaine, qui tant surprit, voire heurta bien des paroissiens du père Prenel. Cette porte en dalles de verre s’intègre si bien à la verrière circulaire du baptistère, qu’elle lui en offre une chatoyante consonance : « On dit d’une toile qu’elle ‘chante’, c’est le seul mot qui lui convienne » écrivait Bazaine. (9) Ici, ce chant résonne avec ferveur par ses couleurs lumineuses ouvrant leurs bras jusqu’à « la source d’eau jaillissant en vie éternelle » (Jean 4, 14). Dans ce baptistère immergé de lumière, après avoir été « baptisé en Christ, après avoir revêtu le Christ » (Galates 3, 27), le néophyte (la jeune plante, au sens littéral), peut alors entrer dans l’église, et prendre sa place au sein de l’assemblée, « sa nouvelle famille de frères, de sœurs, de mères, d’enfants… » (Marc 10, 30). Au Sacré-Cœur d’Audincourt, ce passage du baptistère à l’église se fait par une petite galerie de vitraux en joyeuse harmonie avec ceux du baptistère, parfaite concordance de matériaux et de couleurs unissant, sans confusion, les deux espaces liturgiques.

Ainsi, si l’église du Sacré-Cœur sut s’inspirer de la dimension pastorale des architectures paléochrétiennes, elle demeure une architecture novatrice et porteuse de l’élan d’une jeune et dynamique communauté paroissiale. « L’abbé Prenel refusait le plagiat du passé, faux roman ou faux gothique ; il voulait un sanctuaire simple, mais beau, témoignage incontesté des couleurs du XXe siècle. » (10)

« Enfants tant désirés de l’Église »

Cyrille de Jérusalem, 1ère catéchèse aux néophytes, IVe siècle

Joan Miró (1893†1983) fut d’abord pressenti par le père Couturier pour dessiner la verrière du baptistère, mais il ne donna pas suite, malgré un séjour amical chez les paroissiens. Le dominicain sollicita, dès 1951, Jean Bazaine (1904†2001), figure majeure de la peinture d’avant-garde française du XXe siècle, (11) et qui venait de dessiner dans un registre non-figuratif, la grande mosaïque en façade du Sacré-Cœur. Mosaïque qu’il conçut comme « un appel joyeux et fort comme la rivière en été ». (12)

De l’art non-figuratif dans une église ? « La grande nouveauté, pour ne pas parler d’une révolution, résidait dans l’introduction de l’art dit ‘non-figuratif’ dans une église. (On) parlera d’une audacieuse expérience qui a poussé les paroissiens et leur curé à se libérer des préjugés et de toute routine. » (13) Ici, on doit écrire « curés » au pluriel, se rappelant l’audace du curé de l’église Saint-Michel des Bréseux, dans ce même diocèse, de faire installer en 1950 les vitraux non-figuratifs d’Alfred Manessier. Probablement, les premiers dans une église catholique.

DÉTAIL DES VITRAUX DE JEAN BAZAINE, RÉALISÉS EN COLLABORATION AVEC LE MAÎTRE-VERRIER JEAN BARILLET, BAPTISTÈRE DU SACRÉ-COEUR D’AUDINCOURT © F. NAGELEISEN

« La guerre et la mobilisation du jeune artiste, en première ligne au front, avaient bouleversé sa peinture. L’expérience de la peur, d’une nature soudain hostile, le chaos des bombardements, lui feront abandonner brusquement la figuration à son retour. ‘Ma peinture avait évolué, malgré moi’, dira-t-il. Mais si Jean Bazaine récusait l’étiquette ‘d’abstrait’ », (14) quelle définition proposer pour cet art dit ‘non-figuratif’, terme si propre à Jean Bazaine, comme à Fernand Léger, et à Alfred Manessier ? Les dictionnaires d’histoire de l’art sont plus prolixes sur l’art abstrait, (15) souvent défini comme « n’essayant pas de représenter les apparences visibles du monde extérieur, sujets ou objets du monde naturel, réel ou imaginaire, mais seulement des formes et des couleurs pour elles-mêmes. » (16) A contrario, l’art non-figuratif représenterait bien ce réel, ce tangible, mais ressenti et exprimé à l’aune de la sensibilité de l’artiste, s’efforçant à le faire voir comme il le voit par tous ses sens, cherchant alors à entrer en dialogue avec d’autres yeux, pour leur révéler cette autre façon de regarder. Mais laissons Jean Bazaine nous éclairer de sa plume qui relativise ces définitions dogmatiques, souvent rétives à un dialogue sincère : « Il était sans doute nécessaire que la peinture crût découvrir le ‘non-objectivisme’ pour que l’homme s’aperçut qu’il n’avait – consciemment ou non – jamais peint depuis 40 000 ans un seul tableau ‘objectif’, et qu’elle fît un sort à l’abstraction pour que l’on comprît pleinement que l’art, figuratif ou non, avait toujours été abstrait. » (17) Quant à Manessier, il écrit : « L’art de la non-figuration me semble être la chance actuelle par laquelle le peintre peut le mieux remonter vers sa réalité et reprendre conscience de ce qui est essentiel en lui. » (18)

« Dites-lui bien que nous comprendrons… »

Mais Bazaine hésita à accepter la commande pour la verrière du baptistère : « Je suis très tenté, mais je crois qu’il n’est pas possible, ni souhaitable, que j’impose une seconde œuvre de moi aux paroissiens de l’abbé Prenel. » (19) « Ceux-ci en effet, privés de leurs repères iconiques, ont difficilement accepté sa mosaïque qu’ils jugent hermétique voire scandaleuse, plus habitués aux pratiques religieuses qu’à la mystique. Le sacré, dont parlent Bazaine et Couturier, ce sentiment de proximité de Dieu qui inspire tout à la fois crainte et respect, n’est pas une valeur couramment développée dans les paroisses. » (20) Soyons cependant plus confiant en la capacité des paroisses à s’ouvrir à des chemins nouveaux, en écoutant cette émouvante note d’espérance rapportée par le père Couturier : « Le soir de la Bénédiction de l’église du Sacré-Cœur, (21) comme Bazaine repartait, un peu lassé de discussions oiseuses, une vieille dame, très simple, s’approcha de Madame Bazaine et, timidement, lui dit : ‘Madame Bazaine, dites bien à votre mari que ce qu’il vient d’entendre ne lui fasse pas de peine. Nous comprendrons, nous en sommes sûrs. Dites-lui bien que nous comprendrons…’ »

« Une sorte de plage au matin, rose et orange, avec de grands éclairs jaunes… »

Bazaine au P. Couturier, 21 décembre 1953

« Si Bazaine exécuta la mosaïque de la façade de l’entrée sur le double thème des eaux vives ainsi que du soleil et du sang, évocation des plaies glorieuses du Christ, il réalisa aussi les vitraux du baptistère comme un arc de gloire orangé qui plonge les fidèles dans une symphonie de lumière douce, joyeuse et triomphale, inspirée du livre du Siracide (23) : ‘Aujourd’hui mon fleuve est devenu mer. Au matin je ferai luire la Parole.’ Bazaine a su évoquer avec un rare bonheur le climat de joie, de virginité et d’espoir qui entoure la naissance à une vie nouvelle. Il n’y manque pas non plus ce caractère de gloire et de magnificence qui revêt ceux qui, ici, deviennent fils de Dieu et enfants de lumière. » (24) Ces versets du Siracide, Bazaine voulut qu’ils soient gravés au bas de sa lumineuse fresque circulaire. Par ce « texte qui joue avec les masses colorées, Bazaine reprend ici le principe de mise en relation d’une œuvre non figurative avec une citation liturgique. Evocation poétique, ce texte peut être tout à la fois une légende, (…) une mise en exergue, une antienne en quelque sorte, qui, loin de restreindre l’interprétation, ouvre sur une lecture plus mystique. » (25)

Ben Sira, juif du IIe siècle av. J.-C., comparait l’instruction de la Loi de Moïse à l’émanation, presque à la personnification, de la Sagesse divine. Instruction abondante de la Torah comme un fleuve menant à la mer, où elle brille comme l’aurore (Sir 24, 30-32). Chez Bazaine, « la phrase évoque la venue de la Sagesse qui irrigue la terre de sa parole (enseignement ou doctrine), (et) on y retrouve bien les deux grands symboles du baptême : l’eau et la lumière. » (26) Mais que pourrait encore inspirer cette citation biblique choisie par un artiste qui « s’affirmait non croyant, mais se disait sensible ‘à la dimension sacrée de l’art, non seulement dans un vitrail, mais dans un tableau. Ce quelque chose qui fait qu’une œuvre est au-delà de ce qu’elle est’ » (27) ?

« La peinture est toujours incarnée »

Bazaine (28)

Si nous ignorons les circonstances de son choix, peut-être pouvons-nous lire ces versets à la lumière de la lettre que l’artiste écrivit au père Couturier, en 1951 : « Je crois que j’ai trouvé le thème et l’harmonie générale : Une sorte de plage au matin, rose et orange, avec de grands éclairs jaunes (soleil ou vol d’oiseau) et des courbes de vagues (ou montagnes) bondissantes (bleu clair). Aux extrémités (29) des indications de rochers, violet et mauve… » (30)

En 1936, Bazaine avait été séduit par le port de Saint-Guénolé, en pays Bigouden, dans le Finistère. Il y aménagea un atelier où il séjournait la moitié de l’année, fasciné par cette mer et ses marées incessamment créatrices de lumière, et par ses vents, voies maritimes des oiseaux de mer. « Les paysages de Bretagne ou de Hollande, où il séjourne assez régulièrement, sont sources d’inspiration constante : la mer et les combats incessants des eaux, du vent et des rochers incarnent la genèse perpétuelle du monde. » (31) Par son œuvre, Bazaine offre d’interpréter ce fleuve du Siracide, si abondant qu’il en devient mer, symbole d’infini et où, au matin, la Parole, « le Verbe fait chair » (Jean 1, 14), (32) luira pour nous conduire, tel un phare dans nos ténèbres, jusqu’en son propre sein « d’où couleront des fleuves d’eau vive » (Jean 7, 38). Et la forme circulaire du baptistère sensibilise encore à cette matrice d’eau et de lumière offerte au baptisé à leur nouvelle naissance. Un cercle évoquant l’infini, ce qui est avant et au-delà de tout commencement.

Des artistes non-croyants peuvent-ils exprimer la foi ?

Jean Bazaine, comme Fernand Léger, ne confessaient pas la foi chrétienne. Certes, aujourd’hui, je l’espère, cela ne surprendrait plus de leur soumettre une commande pour une église. Mais à l’époque, il en était autrement, et il fallut bien du courage aux pères Couturier et Prenel, pour commander des œuvres d’art religieux à des artistes ne partageant pas l’espérance chrétienne. Sur ce débat, peut-être encore délicat, citons une des plus belles « confessions » que je connaisse sur cette controverse, en citant le magnifique ouvrage d’un chrétien, et illustre historien de l’art. (ndlr : Dominique Ponnau, Saint Joseph ou la vérité du songe) En cette année où le Pape invite les catholiques à se tourner vers saint Joseph, quelle heureuse conjoncture de citer cet ouvrage : « C’est un mystère que l’agnosticisme, voire l’incrédulité pleinement assumée des génies de l’art qui, sans reconnaitre la transcendance, l’expriment avec une grâce, une puissance, une vérité si profondes qu’elles jaillissent de nous, à leur écoute, en larmes du cœur. L’Esprit Saint, qui inspire toute beauté et la fait vivre, est-il à l’œuvre ici ? J’en suis sûr ! Il souffle sur toute œuvre grande : toute œuvre grande est son œuvre. (…) L’essentiel n’est pas que l’artiste fasse ou non profession de foi (mais) qu’il ait laissé à l’Esprit Saint, même s’il ne le nomme pas ainsi, ni même ne le nomme, toute latitude pour chanter en lui le plus beau chant et pour l’offrir à notre propre chant intérieur. » (33)

Maître verrier, passeur de lumière

Soulignons l’exceptionnelle réalisation des vitraux de Fernand Léger, et de Jean Bazaine, par les Ateliers Barillet, fondés à Paris en 1919 par le maître-verrier Louis Barillet (1880†1948). Il aspirait à un renouveau du vitrail pour offrir aux artistes de nouvelles techniques que leurs créations appelaient. Le claustra en dalles de verre du baptistère est ainsi magistralement exécuté en 1954 par Jean Barillet. (34) Variante contemporaine du vitrail de plomb, ces dalles sont des pièces de verre épais, soufflé et coloré dans la masse par des oxydes métalliques, puis enchâssé dans une structure de béton. (35) « Vous êtes dans ma main comme l’argile dans la main du potier » (Jérémie 18, 6)

LE BAPTISTÈRE SCULPTÉ PAR ÉTIENNE-MARTIN, SACRÉ-COEUR D’AUDINCOURT ©PAYS DE MONTBÉLIARD TOURISME

Les fonts baptismaux furent taillés dans la pierre de lave de Volvic par le sculpteur Étienne-Martin (36) (1913†1995), proposé par Bazaine. Peu connu du grand public, il est pourtant une référence pour l’École de Paris et fait l’admiration de ses pairs, « un sculpteur philosophe qui a fréquenté, en athée, les mystiques comme saint Jean de la Croix et Maître Eckart, et s’est nourri de la lecture du tao… » (37) Non une piscine baptismale comme celle d’un baptistère antique, mais pour bien répondre à la commande d’une paroisse où sont essentiellement baptisés des enfants, une cuve « érigée sur un socle pour être à la hauteur de l’officiant. (…) Le célébrant verse l’eau qui ruisselle ensuite dans une vasque par une rigole creusée dans la masse. » (38) Placée au cœur de cette circonférence de dalles de verre polychrome, cette vasque permet au célébrant d’y rassembler la famille du baptisé, lui offrant une liturgie intime et familiale, juste avant d’entrer dans la nef, et y rejoindre l’assemblée. Des fonts baptismaux qui sont une sculpture. « La pierre de lave offre au regard une matière veloutée, tactile, quasi duveteuse, par le bouchardage et le piquetage, qui renforcent son grain naturel et modulent sous les rais du soleil du matin ou du soir, de la lumière crue ou tamisée. » (39) Avec ses formes pleines et arrondies, la sculpture suggère des ventres maternels au terme de l’attente. On peut aussi voir des glaises, des limons, sinueusement pétris et lovés ensemble. « À propos des Vierges à l’enfant (qu’il réalisa), le sculpteur lui-même parlait bien de couples et évoquait l’image ‘d’union au sens de participation mystique.’ » (40)

« Surtout il faut passer au non-savoir : car en ce chemin, laisser son chemin,
c’est entrer en chemin. »

Saint Jean de la Croix, La Montée du Carmel

Jean Bazaine choisit cette citation pour nous introduire à son deuxième livre, « Exercice de la peinture », réflexion mystique sur la mission de l’artiste. Il y expose une nécessaire dépossession, un non-savoir, un risque pour un peintre authentique, qui nécessite à la fois l’attention à l’héritage des artistes qui l’ont précédé, mais pour s’en dessaisir ensuite, et « entrer en chemin » inconnu, dans une vie à risquer pour la trouver : « Le peintre s’efforce, inlassablement, de sauver le monde en le ressuscitant, de laisser pourrir en lui cette graine fabuleuse pour restituer un monde d’au-delà de la mort, un espace inaltérable, une lumière d’au-delà de l’ombre. » (41) N’est-ce pas aussi cela, le chemin d’un baptisé ? Le sacrement donné ne peut croître et trouver son déploiement, qu’en ce risquant à vivre sa vie chrétienne, qui est une quête de chemins nouveaux à inventer, dans la tradition d’une Église deux fois millénaire. Nous le confessons, le baptême n’est pas un paratonnerre contre le malheur, mais le don d’une promesse à incarner, une vie éternelle à commencer maintenant : « Qui cherchera à conserver sa vie la perdra. Et qui la perdra la sauvegardera » (Luc 17, 33).

Pour apprendre à ressentir et à voir par de nouveaux chemins, et laisser monter en nous un hymne à la création, témoignant de la splendeur de la dimension universelle et cosmique du christianisme, comme en écho humble, mais solennel, à « La Messe sur le monde » (42), confions encore la parole à Jean Bazaine : « Il nous reste à réapprendre patiemment que le chaud et le froid, l’espace, les arbres, les hommes et les bêtes ne sont pas des entités lointaines ou apprivoisées, et que ce vaste monde, c’est au-dedans de nous qu’il tourne. » (43)

Dieu pourrait-il être ailleurs ?

Père Axel Isabey
Service Foi et Art

Notes

1- L’église est inaugurée le 16 septembre, et bénie le 15 novembre 1951, avec son baptistère, par Mgr Dubourg. Le claustra de verrière du baptistère est achevé en 1954 par les Ateliers Barillet, sur des cartons de Jean Bazaine.
2- Service Natonal de la Pastorale Liturgique et Sacramentelle de la Conférence des évêques de France. liturgie.catholique.fr
3- A. Mariotte, L’église du Sacré-Cœur, Audincourt, Combien imprimeur, [s.d.]
4- Annick Flicoteaux, « Le chanoine Lucien Ledeur et la Commission d’art sacré du diocèse de Besançon de 1945 à 1955, Audincourt ». Mémoire présenté à l’Institut des Arts Sacrés de l’Institut Catholique de Paris, 1998 : « Il s’agit probablement des églises Notre-Dame du Léman (Vongy, 1933-1935), et Notre-Dame des Alpes (Fayet, 1937-1938), mais pas de la célèbre chapelle Notre-Dame-de-Toute-Grâce, au Plateau d’Assy, qu’il ne découvrira qu’en 1950, comme il l’écrira lui-même : Louis Prenel, « La paroisse » in L’Art Sacré, n°3-4, novembre-décembre 1951 »,
5- « La carrière de l’architecte et urbaniste français Maurice Novarina (1907†1999) commence dans les années 1930, avec dès le départ une spécialisation dans l’architecture religieuse. Ses premiers édifices religieux sont très influencés par l’architecture traditionnelle du chalet savoyard et s’inscrivent dans un style qu’on a qualifé de régionalisme modernisé, caractérisé par le mélange de matériaux anciens et nouveaux et par l’insertion d’éléments traditionnels dans des formes contemporaines. » Actes du colloque à l’Université de Genève juin 2002, sous la direction de Leïla el-Wakil et Pierre Vaisse, Genève, Georg, publiés in Relations artistiques, réseaux, influences, voyages.
6- Jean Guyon, « Les premiers baptistères des Gaules », in Chroniques d’Art Sacré, n° 69, printemps 2002.
7- Un simple vestibule vitré fait office de narthex, au sens propre, pour accéder à la nef du Sacré-Cœur.
8- François Vion-Delphin, « Les églises modernes d’Audincourt », Bulletin de la Société d’émulation de Montbéliard, n° 121 – 1998.
9- Jean Bazaine, « Exercice de la peinture », éditions du Seuil, 1973
10- François Vion-Delphin, Les églises modernes d’Audincourt, op. cit.
11- J. Bazaine, artiste et résistant, organisa en 1941 l’exposition « Vingt jeunes peintres de tradition française », (dont Jean Le Moal et Alfred Manessier, présents à et vers Audincourt), première manifestation de la peinture d’avant-garde française, s’opposant à l’idéologie nazie de « l’art dégénéré », exposition qui rassembla des artistes qui, moins de dix ans après, développeront la peinture dite non-figurative. ‟L’école de Paris” était née.
12- Jean Bazaine, « Audincourt » in revue L’Art Sacré, n° 3-4, Novembre-Décembre 1951.
13- A. Flicoteaux « Le chanoine Le Ledeur et la Commision d’art sacré, Les Bréseux », op. cit.
14- « Jean Bazaine, le chanteur de l’aube, s’est tu », Sabine Gignoux, journal La Croix, 7 mars 2001.
15- Kandinsky, « Etude pour composition VII », 1910 ou 1913, considérée comme la première œuvre d’art abstrait. Musée national d’Art moderne, centre Georges-Pompidou, Paris.
16- Langage et signification de la peinture en figuration et en abstraction, Léon Degand, édition de l’Architecture d’Aujourd’hui, 1956.
17- Jean Bazaine, « Notes sur la peinture d’aujourd’hui », Préface à une exposition, New-York 1957, Seuil, 1960. Réédité en plusieurs langues, ce livre marqua profondément la réflexion esthétique des années 50 et 60 en répondant au besoin, fortement ressent, de dépasser l’opposition dogmatique entre abstrait, figuratif, et non-figuratif.
18- Service de documentation du Musée des Beaux-arts et d’archéologie de Besançon, dossier « Manessier ».
19- Bazaine à Novarina, courrier du 20 septembre 1951. Ménil Collection, in Bazaine vitraux et mosaïques. Benteil Verlag, Berne, 1994.
20- Yves Bouvier et Christophe Cousin, « Audincourt, le sacré de la couleur, Fernand Léger, Jean Bazaine, Maurice Novarina, Jean Le Moal au Sacré-Cœur », Néo éditions, 2007.
21- Seule la mosaïque était réalisée, non encore la verrière du baptistère.
22- Frère Marie-Alain Couturier, « Audincourt » in revue L’Art Sacré, n° 3-4, op. cit.
23- Siracide 24, 31-32 (du nom de son auteur, Jésus Ben Sira), appelé aussi l’Écclésiastique, c.à.d. livre de l’Église, qui s’en inspirait pour instruire ses néophytes (note de la TOB, 2011). Quelle citation ajustée pour un baptistère !
24- A. Mariotte, l’église du Sacré-Cœur, op. cit., et « L’architecte et le vitrail » in L’Art Sacré, n° 5-6, janvier-février 1956.
25- Y. Bouvier et Christophe Cousin, « Audincourt, le sacré de la couleur, § le verre et le feu », op. cit.
26- Yves Bouvier et Christophe Cousin, « Audincourt, le sacré de la couleur, § le verre et le feu », Ibid.
27- « Jean Bazaine, le chanteur de l’aube, s’est tu », journal La Croix, op. cit. : « Cet artiste modeste, acharné, persuadé que la peinture est une quête inlassable, s’est éteint, dimanche soir, à l’âge de 96 ans, ‟au terme d’une journée de travail ” précise le communiqué affectueux de ses proches. Comme s’il avait tenu jusqu’au bout, jusqu’au moment ultime, à « interroger le monde avec ferveur », définition qu’il donnait à la peinture. »
28- « Jean Bazaine, le chanteur de l’aube, s’est tu », journal La Croix, 2001, Ibid.
29- Le couloir conduisant à la nef de l’église.
30- Y. Bouvier et C. Cousin, « Audincourt, le sacré de la couleur, § le verre et le feu », ibid.
31- Y. Bouvier et C. Cousin, « Audincourt, le sacré de la couleur, Notices biographiques », op. cit.
32- Il s’agit bien sûr du Christ, la Parole vivante de Dieu, et Verbe éternel.
33- Dominique Ponnau (directeur honoraire de l’École du Louvre), « Saint Joseph ou la vérité du songe », Artège, 2018.
34- Jean Barillet, fils de Louis, obtint le Grand Prix à l’exposition internationale de Paris en 1937, et celle de Bruxelles en1958.
35- La dalle de verre fut mise au point en France en 1929 par le verrier Jules Albertini (1901†1980) et Jean Gaudin, peintre verrier et mosaïste (1879†1954). Verre coloré dans la masse d’environ 25 mm d’épaisseur (20 x 30 cm), pesant plus de 3 kg.
36- Étienne-Martin, célèbre par sa série des Demeures (1954). Il réalisa des vitraux pour l’église de Baccarat, et pour le Pavillon du Vatican à l’exposition internationale de Bruxelles en 1958. Il reçoit en 1966 le prix de sculpture à la 33e Biennale de Venise. Professeur à l’École des beaux-arts de Paris pour la sculpture monumentale, élu en 1971 à l’Académie des beaux-arts. Deux expositions d’importance : au musée Rodin en 1972, et au Centre Pompidou en 1984.
37- « La mort d’Etienne-Martin, le sculpteur des ‟Demeures” », journal Le Monde, 24 mars 1995.
38- Y. Bouvier et C. Cousin, « Audincourt, le sacré de la couleur, & E. Martin, l’eau et la pierre », op. cit.
39- Y. Bouvier et C. Cousin, « Audincourt, le sacré de la couleur, & E. Martin, l’eau et la pierre », Ibid.
40- Y. Bouvier et C. Cousin, « Audincourt, le sacré de la couleur, & E. Martin, l’eau et la pierre », Ibid.
41- Jean Bazaine, « Exercice de la peinture », éditons du Seuil, 1973.
42- « La Messe sur le monde », Pierre Teilhard de Chardin, jésuite (1881-1955), écrite en 1923, un de ses textes majeurs.
43- Jean Bazaine, « Préface à une exposition, New-York 1957 », op. cit.

Pour en savoir plus

Commandez vite l’ouvrage sur le Sacré-Coeur d’Audincourt qui vient d’être publié, à l’initiative de la Commission de sauvegarde du Sacré-Cœur, avec le soutien du diocèse de Belfort-Montbéliard :

Père Axel Isabey, Jean-Michel Magnin, François Nageleisen, « L’église du Sacré-Cœur à Audincourt – un lieu de ressourcement spirituel pour aujourd’hui », édition Diocèse de Belfort-Montbéliard, 120 p., 16€

Pour les commandes, le prix est de 16€ + 4€ de frais d’envoi (France), soit un total de 20€. (l’affranchissement jusqu’à 250 gr est de 3,94€ à ce jour).

Chèques à l’ordre de l’ « Association diocésaine Belfort/Montbéliard ».

Commandes à adresser à Edwige DUMEL ou à François et Marie-Christine NAGELEISEN :
1) François et Marie-Christine NAGELEISEN, 10 rue Charles Peugeot 25400 AUDINCOURT 03 81 34 55 21 –  f.nageleisen@wanadoo.fr

2) Edwige DUMEL, 27 rue du Serrurier 25230 VANDONCOURT
06 71 27 09 00 – edwige.dumel@wanadoo.fr

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