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Une vision contemporaine de la Passion du Christ : l’histoire de la Collection Delaine à Lille

Sous la nef de la cathédrale Notre-Dame-de-la-Treille à Lille, édifiée à partir de 1856, se trouve une crypte des années trente réalisée entièrement en béton. Construite par les Établissements Thomas Frères, sous la direction de l’architecte Michel Vilain, elle fut livrée en juin 1937. Ce vaste espace ne trouva sa vocation qu’à la fin de l’année 2003. Mgr Gérard Defois, évêque de Lille, confia à Anne da Rocha Carneiro, responsable du service de l’art sacré et des collections artistiques diocésaines, et à Gil Dara, architecte d’intérieur, attaché aux services techniques du diocèse, le soin de faire de la crypte moderne de la cathédrale un « Centre d’art sacré contemporain » : ils avaient cinquante-trois jours devant eux ! Ce lieu fut appelé ensuite à accueillir la Collection Delaine sur la Passion du Christ.
Publié le 16 mai 2017

L’histoire commence avec la passion qu’un homme, Gilbert Delaine, s’est trouvée pour l’art contemporain. Né en 1934, dans le Pas-de-Calais, Gilbert Delaine était ingénieur à la Direction départementale de l’équipement (DDE) et travaillait à Dunkerque depuis 1958. La ville et le port de Dunkerque s’étaient relevés après l’anéantissement des années de guerre, et connaissaient un développement extraordinaire. Mais culturellement, c’était le désert. Comme il le disait encore récemment, avec ironie : « Nous avions dans notre musée des toiles de bateaux à voiles, tandis que dans le port se construisaient des 500 000 tonnes. Un vrai décalage. » À partir de ce constat, commença de germer en lui un grand projet : celui d’offrir à ses concitoyens une collection des artistes de leur temps. Pour rassembler les fonds nécessaires, il fit appel à des industriels mécènes du Nord en s’appuyant sur la loi Malraux de défiscalisation. Puis il alla à la rencontre des artistes, les visitant chez eux ou dans leur atelier, Ladislas Kijno (1921-2012) étant l’un des premiers. À chacun, il achetait une œuvre et en demandait une seconde à titre de don. De la sorte, il constitua en l’espace de quelques années un ensemble important d’œuvres des années 1950-1970 qui prirent place, en 1982, dans le Musée d’art contemporain de Dunkerque, devenu en 2005 le Lieu d’art et d’action contemporaine (LAAC).

Or, à la même époque, Gilbert Delaine connut de graves ennuis de santé. Il parlait volontiers de l’expérience qu’il fit alors de la souffrance et de la manière dont il l’affronta : « Au contact des autres patients, eux aussi gravement malades, j’ai mesuré la chance inouïe que j’avais d’être croyant. Ma foi m’aidait beaucoup à me préparer à toutes les éventualités, y compris celle de la mort qui n’était pour moi qu’un passage vers une vie nouvelle, pour l’éternité, alors que pour eux, c’était le néant. Je me suis dit que je ne pouvais pas garder cette bonne nouvelle pour moi seul, et que je devais essayer de leur faire partager mon espérance en leur faisant découvrir le Christ qui s’est offert en sacrifice pour tous les hommes, eux comme moi » (entretien avec Gilbert Delaine, 2008).

Vue du Centre d’Art sacré dans la crypte de Notre-Dame-de-la-Treille à Lille en 2021, où est exposée la collection Delaine sur la Passion du Christ (de g. à dr. : oeuvres de Sylvain, Sandorfi, Castelli et au centre Le Christ oublié de Jean Roulland) © Centre d’Art Sacré de Lille

Il ne fut pas long à trouver le moyen de faire connaître son épreuve et surtout l’espérance qui lui permit de la traverser. Ayant gardé des relations très étroites et amicales avec les artistes qu’il avait sollicités quelques années plus tôt, il se tourna de nouveau vers eux, et leur mettant dans les mains une photocopie des évangiles de la Passion du Christ, il leur demanda une œuvre sur ce thème, un grand format de deux mètres sur deux mètres. « Leur réaction fut extraordinaire. Sur une centaine d’artistes pressentis, un seul a refusé catégoriquement. Pour les autres, j’ai l’impression qu’ils portaient en eux ce projet depuis très longtemps, et qu’ils n’attendaient qu’un geste, un signe, pour passer à sa réalisation. Sans se concerter, plusieurs m’ont dit : « J’ai ça dans les tripes depuis toujours. Le fait de pouvoir réaliser ce projet va me libérer. J’aurais été malheureux de ne pas pouvoir le concrétiser avant ma mort. C’est un soulagement » » (idem).

La collection se constitua rapidement, entre 1986 et 1988. Si bien que dès 1989, elle put être exposée à l’Hôtel de Ville de Paris, puis à Dunkerque. Elle prit d’ailleurs le nom de « Passion de Dunkerque » et donna lieu à un catalogue dans lequel les reproductions des œuvres étaient assorties de textes spécialement rédigés sur le thème de la souffrance par des auteurs aussi réputés que le dominicain Ambroise-Marie Carré et le médecin et essayiste Jean Hamburger, tous deux de l’Académie française, cet autre dominicain « terrible » Raymond-Léopold Bruckberger, ou le théologien jésuite Gustave Martelet et l’abbé Pierre.

Chu Teh Chun, Mon Dieu, Mon Dieu… collection Delaine © CENTRE D’ART SACRÉ DE LILLE

C’est précisément au cours de ces années 90 que fut posée la question de la destination de la crypte moderne, dans le cadre des travaux d’achèvement de la cathédrale Notre-Dame-de-la-Treille. Dans un projet soumis à Mgr Jean Vilnet, alors évêque de Lille, cette crypte devenait un parc de stationnement. Ladislas Kijno, l’auteur de la rosace de la façade, s’en indigna aussitôt : « Monseigneur, je n’aimerais pas du tout que l’odeur de l’essence recouvre celle de l’encens ! » L’artiste proposa plutôt d’ouvrir la crypte à la collection de Gilbert Delaine, ce que Mgr Vilnet accepta après avoir découvert ses Warhol, Baselitz, Palladino, Fontana, Lindström, Combas, Jenkins, Chu Teh Chun, Klasen, Lucien Clergue et tant d’autres.

En 2003, Mgr Gérard Defois voulut marquer le 90e anniversaire de la création du diocèse de Lille en demandant notamment l’organisation d’une première exposition des œuvres de la collection Delaine dans la crypte moderne. Il fallut être d’autant plus efficace que, comme dit plus haut, les délais étaient des plus courts… Avec le concours de l’association Rénovation du site de la Treille, et le soutien du Conseil régional du Nord–Pas-de-Calais, les lieux furent aménagés. Le choix des œuvres, leur accrochage et la communication firent l’objet de longues séances de travail et de discussions animées.

Sous le signe de la toile de Luciano Castelli, Passion-Christus-Portrait (1987), le vernissage de l’exposition Le Christ dans sa Passion eut lieu le 7 décembre 2003, la veille de l’ouverture du grand événement que constitua Lille 2004, capitale européenne de la culture. Il était important que l’Église y prit sa part.

Dès lors, les expositions se succédèrent. En effet, toutes les œuvres de la collection ne pouvant être présentées ensemble faute de place, on établit un roulement pour les montrer en plusieurs fois et renouveler par la même occasion l’intérêt du public. Voici quels furent les titres de ces expositions : Des profondeurs à la lumière (27 mars – 2 mai 2004), Passion de Dieu (16 déc. 2005 – 22 avril 2006) et Passion, regards contemporains (18 octobre 2007 – 12 avril 2008).

Le 19 septembre 2008, en présence de Mgr Laurent Ulrich, le Centre d’art sacré contemporain fut le théâtre d’un événement original et culturellement très riche, rendu possible grâce à la générosité de deux mécènes : il accueillit en son sein la maquette au 1/10e du Chœur de lumière de Sir Anthony Caro. Ce grand sculpteur anglais, décédé en octobre 2013, qui participa à l’édification du Millenium Bridge de Londres, avait travaillé dix pleines années pour redonner vie au chœur gothique de l’église Saint-Jean-Baptiste à Bourbourg très endommagé en 1940, puis relevé dans les années cinquante, mais resté vide. L’exposition Caro dans la crypte devait se prolonger jusqu’en février 2009. Malheureusement, pour des raisons techniques, les lieux furent fermés par décision administrative. On le regretta d’autant plus qu’en l’espace de quelques semaines, 5000 personnes avaient pu passer par là et profiter de la présentation simultanée exceptionnelle de la collection Delaine et du Chœur de lumière.

Cinq années s’écoulèrent, qui furent mises à profit pour assainir les lieux et les rendre aptes à l’accueil du public suivant les normes et règlements en vigueur. On fit aussi le nécessaire pour améliorer les conditions de conservation des œuvres. Enfin, pour permettre leur présentation aux futurs visiteurs du Centre, on les fit restaurer. Si bien que le Centre put ouvrir de nouveau ses portes à la fin du mois d’octobre 2013, alors que s’achevaient les manifestations du Centenaire du diocèse. Malheureusement, Gilbert Delaine décédé en juillet 2013 n’a pu voir cet aboutissement.

Sergio Ferro, Les Pas de la Passion, XIIe station, série réalisée entre 1985 et 1987, collection Delaine © CENTRE D’ART SACRÉ de Lille © FRANÇOIS RICHIR

Aujourd’hui, la collection Delaine compte 119 tableaux (dont 22 « techniques mixtes »), 9 sculptures, 7 photographies, 15 dessins, une impression numérique, un scanachrome, un panneau d’émail, une lithographie et un vitrail. Hors collection Delaine, le diocèse possède aussi un bronze de Jean Roulland, Le Christ oublié.

Les guides bénévoles appartenant à l’association du Centre d’art sacré contemporain qui recevaient le public, et nous-mêmes, organisateurs des expositions, chaque fois nous étions bien obligés de le constater : les œuvres exposées, la plupart de grand format, avaient une présence forte. Elles touchaient, émouvaient, intriguaient, étonnaient, et même choquaient parfois. Sans doute, certains visiteurs ont pu se sentir seulement effleurés, mais quasiment personne ne sortait indemne de ces expositions qui parlaient aussi bien de la Passion du Christ que de celle des hommes d’aujourd’hui. En effet, les œuvres sont nées en des temps qui ont vu de si nombreuses et terribles tragédies : le XXe siècle, avec ses guerres, Auschwitz et Hiroshima, les idéologies et autres dictatures. Leurs auteurs se sont fait les témoins de cette humanité meurtrie et traversée par le mal, nous révélant cette part inavouable de notre humanité que nous ne voulons peut-être pas voir et encore moins regarder en face.

Paladino, Sans titre ; Veličković, Crucifixion, collection Delaine © CENTRE D’ART SACRÉ DE LILLE

De fait, comme l’expliquait Gilbert Delaine, la plupart des artistes qu’il avait sollicités et à qui il avait transmis les récits de la Passion s’étaient dits profondément marqués par le procès fait à Jésus, innocent condamné, broyé par l’injustice, mort comme un malfaiteur.  « Le Christ torturé et jeté à terre devient fraternel par sa ressemblance à tout homme défiguré par le mal de ce monde… La Passion du Christ revisitée par nos contemporains fait corps avec les passions et les souffrances d’aujourd’hui » (Mgr Defois). C’est ainsi que, loin des représentations souvent idéalisées du Christ, les artistes contemporains l’ont représenté comme un exclu, l’identifiant aux plus faibles, aux plus pauvres et aux plus abandonnés de nos sociétés. Par exemple, en peignant Les Pas de la Passion, Sergio Ferro pensait aux « sans-terre » de son pays, le Brésil, à leurs combats et à leur souffrance. Ou encore, en montrant dans Crucifixion Fig.II un corps non seulement crucifié, mais encore déchiré, lacéré, renversé, Vladimir Veličković, d’origine serbe, voulait d’un même mouvement montrer et dénoncer toute violence, qu’elle s’exerce sur les peuples ou sur les personnes. Chaque auteur a donc laissé mûrir en lui le thème de la souffrance à partir de celle du Christ en qui se trouvent en quelque sorte récapitulées toutes les épreuves, toutes les misères, toutes les douleurs du monde. Comme l’écrit Stéphanie Antona, auteure d’un mémoire de maîtrise consacré à la collection Delaine, « ces artistes de nationalités, de cultures et de convictions religieuses différentes, ont eu une approche du thème christique qui résonnait avec leur propre histoire : leur œuvre devenait, parfois malgré eux, le miroir de leur vie » (p. 157).

Louis Cane, Passion selon Saint Marc, Collection Delaine © CENTRE D’ART SACRÉ DE LILLE 

On a rappelé plus haut que le projet de Gilbert Delaine était évidemment très inspiré de sa foi chrétienne et porté par son espérance dans le Christ. Le fait est que cette foi et cette espérance n’étaient cependant pas partagées par tous les artistes auxquels il s’est adressé, loin de là. Et c’est pourquoi, « pour la très grande majorité, du fait de leur manque de foi, c’est surtout le côté souffrance qu’ils ont mis en évidence. Rares sont ceux qui ont traité de la résurrection » (entretien avec Gilbert Delaine, 2008). Jean Messagier, dans Un printemps pour la Passion prend résolument parti pour la vie : un grand brasier animé et coloré part à l’assaut de la Croix et proclame avec allégresse la résurrection du Christ. Dans Operuit cælos Majestas ejus, qui servit de support à la présentation de la deuxième exposition, Des profondeurs à la lumière, Georges Ferrato « choisit la puissance lumineuse du jaune pour offrir à sa toile l’aura de la Résurrection… Le mouvement est le sens de la vie » (S. Antona).

C’est de vie également qu’il est question avec André Gence (1918-2009), prêtre de la Mission de France et peintre. Il disait qu’en exerçant son art, il devenait créateur avec le Créateur. Plus précisément encore, dans une interview de 2003, il définissait la peinture : « une mise en œuvre de la parole de saint Jean : ‘La lumière a lui dans les ténèbres » (tel est d’ailleurs le titre d’une œuvre qui est entrée dans la collection Delaine en 1995). Il s’agit pour l’artiste de faire apparaître l’esprit dans la matière, en une sorte d’épiphanie, de montrer ce qui est intérieur et invisible, en une sorte de traversée spirituelle.

Il semblait à Mgr Defois que le projet de l’art sacré contemporain rejoignait ici celui de l’Église, qui est d’ouvrir à toujours plus de lumière en annonçant la Résurrection « non pas par la présentation idéaliste et impassible d’un homme sans histoire, mais par le visage meurtri d’un enfant de Dieu qui traverse la mort de son image innocente. »

Sandorfi, Crucifixion, Collection Delaine © CENTRE D’ART SACRÉ DE LILLE

Qu’il nous soit permis de conclure en citant Éloi Leclerc, dans La nuit est ma lumière. Matthias Grünewald (1984, p. 105) : « Le Dieu vrai est toujours le Dieu caché. Nous ne le reconnaissons pas. (…) Les siècles ne nous ont pas encore habitués à voir Dieu dans son ordre de grandeur. Nous le cherchons toujours du côté de la puissance et de la gloire. Seuls les pauvres et les humbles qui ne rêvent pas de puissance mais d’une humanité libre et fraternelle, entrent dans le secret de Dieu ; ils pénètrent dans le jour intérieur de sa présence. Perçant l’obscurité où Dieu se révèle, ils redécouvrent la vérité de Dieu, la gloire de Dieu. Et, dans cette lumière, ils voient aussi resplendir la vérité de l’homme, l’avenir de l’homme. C’est cela le matin de Pâques. »

Anne da Rocha Carneiro
Responsable du service diocésain de l’art sacré

Remerciements

Nous tenons à remercier vivement les Editions de la Nuée Bleue à Strasbourg pour leur accord de reproduction de ce texte, publié dans l’ouvrage référencé comme suit :

Le centre d’art sacré contemporain, A. da ROCHA CARNEIRO, La Treille, lumière du Nord, Laurent Ulrich (dir), La Nuée bleue, Strasbourg, 2014, p.296-299.

-> Cliquez ici pour en savoir plus sur les Editions de la Nuée Bleue

Pour aller plus loin, à propos de l’actualité du Centre d’Art sacré de Lille :

En 2013, après cinq années de fermeture, le Centre d’Art Sacré de Lille a ré-ouvert pour les festivités de clôture du Centenaire du diocèse et en hommage à son donateur, décédé quelques mois plus tôt. Il faisait de nouveau découvrir à tous les publics, l’impressionnante Collection La Passion de Dunkerque, aujourd’hui plus communément appelée Collection Delaine – une collection unique en France et dans le monde.

Depuis 2016, le Centre d’Art sacré de Lille poursuit sa mission en tant que lieu ouvert à la création, à la rencontre et au dialogue, en invitant d’autres représentation du sacré ainsi qu’en proposant à des artistes contemporains locaux de tout bord de travailler sur l’iconographie chrétienne et d’exposer leur travail.

‘Crypte moderne’ de la Cathédrale Notre-Dame de la Treille
Place Gilleson – 59000 LILLE
Entrée en bas à gauche des marches du Parvis
Contact : Thomas Sanchez, responsable du Centre d’Art Sacré de Lille
06 61 97 06 53 centredartsacre@lille.catholique.fr
www.cathedralelille.fr

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