Je viens de franchir l’entrée principale du Grand Palais et je bute sur cet écran. Au-dessus des conteneurs multicolores dépasse un bout du squelette. Celui d’un animal gigantesque, un peu comme on en voit dans la galerie de paléontologie du Jardin des Plantes. Mais couleur aluminium.
J’emprunte le parcours imposé et dans la longueur de la vaste « serre » inondée de lumière, le squelette apparaît dans sa quasi-totalité : un monstrueux dragon, reposant plus ou moins sur des amas de conteneurs et soutenu au centre par une de ces immenses grues des grands ports, de Shangaï à Rotterdam en passant par Anvers ou Le Havre.
En dessous de ce curieux arc de triomphe, face à la gueule béante du serpent antédiluvien, une curieuse tache noire. Je m’approche. Non !? Si. C’est le bicorne de Napoléon ! Proportionné au gigantisme ambiant. Résumons : huit tas de conteneurs, la figure en aluminium et démesurée d’un squelette d’animal antédiluvien et une colossale reproduction du bicorne de Napoléon.
Pour l’exposition Monumenta, régulièrement organisée par la RMN-Grand Palais, la commande est claire : « susciter une réflexion sur le monde contemporain par la création d’une œuvre unique. » Chaque édition propose à un artiste majeur et de renommée internationale un défi périlleux : se confronter aux 13500 m2, et aux 35 m de hauteur de la grande nef. Plusieurs s’y sont déjà cassé les dents, on taira leur nom. En revanche trois années consécutives, Christian Boltanski, 2010, Personnes, Anish Kapoor avec son Léviathan, (72 000 m3 de PVC.) en 2011, et Daniel Buren avec Excentriques en 2012 ont offert à la fois des œuvres spectaculaires et propices à la méditation.
Cette année, pour la septième édition, l’artiste français d’origine chinoise Huang Yong Ping, propose : Empires. Des âges préhistoriques et mythiques évoqués par l’invraisemblable squelette, au commerce intercontinental actuel que suggèrent les conteneurs bien réels, soit le petit humain anonyme disparait sous l’empire du plus fort, soit il s’arroge en tyran un droit de vie et plus souvent de mort sur ses congénères. Emblématique du carnage de la bataille d’Eylau, célèbre autant pour sa vanité que pour son horreur, le bicorne impérial soigneusement reproduit et agrandi trône au centre névralgique de l’œuvre.
Si Huang Yong Ping raconte une confrontation d’empires plus ou moins historiquement délimités, Empires indique aussi avec ironie une dimension éthique. Certains de ces conteneurs à peine aménagés servent à loger des réfugiés dans la « jungle » de Calais ! Plus feutrée, la guerre économique que se livrent les grandes entreprises n’est pas moins meurtrière que les précédentes ! Mais l’œuvre n’est pas dénuée non plus de préoccupations métaphysiques. Le petit drapeau français flottant au-dessus et qu’on aperçoit par la verrière pointe autant le ciel qu’il représente notre pays.
Au lendemain du vernissage, Huang Yong Ping, petit de taille, allait et venait au sein de son œuvre, sourire malicieux et délicat. La cinquantaine, révélation des Magiciens de la terre en 1989, une des expositions-clé du vingtième siècle, il a représenté la France à la Biennale de Venise en 1999. Nous gardons en mémoire le grand moulin à prière qui accueillait à l’entrée de Traces du Sacré en 2008 : Ehi Ehi Sina Sina, extrait du mantra de la compassion qui synthétise l’enseignement du Bouddha. Rappel qu’en se déployant dans toutes les directions de l’univers, la prière concourt à dissiper le mal dans le monde. Cette énergie que pense l’art d’Orient pour « prendre part aux gestes mêmes de la Création » * émane encore du cœur de la « serre » du Grand Palais aujourd’hui.
Quand la lumière solaire projette au sol les ombres du squelette de métal mêlées à celles de l’architecture, c’est le vide « entre » qui nous ajuste au cosmos et ramène les tyranniques démesures de trois âges, monstre antédiluvien, mondialisation du capitalisme, empire napoléonien au seuil de l’éternité et de l’Eternel. Comme une anecdote auprès de Celui pour qui « mille ans sont comme un jour, » (2P.3,8 ; cf.Ps.89,4) les Empires se prosternent devant l’humble Règne de Dieu, mystérieusement inscrit au cœur de l’humanité.
Michel Brière