En consacrant l’exposition inaugurale du nouveau centre d’art, Les Franciscaines (1), au Paradis et aux chemins qui peuvent y mener, les commissaires de ce projet ont souhaité avant toute chose mettre en mémoire l’ancienne destination du lieu. En effet, Les Franciscaines ont tout d’abord été un couvent propriété des sœurs de l’ordre de Saint-François, ces dernières s’étant séparées des bâtiments conventuels pour édifier un lieu plus adapté à leurs besoins d’accueil et de soins. Ce nouveau et vaste complexe, dont la destination première a été soigneusement prise en compte par l’architecte Alain Moatti, s’articule en plusieurs espaces : médiathèque, musée, auditorium, espaces d’expositions temporaires, de création et information numérique et de restauration.
L’exposition, proprement dite, souhaite proposer une réflexion sur les représentations du Paradis, à travers les images et les documents produits au cours des siècles par les trois religions : judaïsme, christianisme et islam. Dans le cadre d’une actualité où la tolérance des uns et des autres est loin d’être la règle, les commissaires : Régis Debray, Thierry Grillet et Lynda Frenois ont souhaité renouer un dialogue entre cultures et religions à l’instar du Maire de Deauville, Philippe Augier, qui l’a voulu « ouvert, décloisonné et intergénérationnel ». Comme l’écrit le journal La Croix, « précurseur du dialogue interreligieux, François d’Assise aurait sans doute apprécié qu’un ancien couvent franciscain devienne un lieu d’échanges entre les arts. »
Cette volonté de dialogue « interreligieux » n’est pas nouvelle à Deauville. En 2010, la Ville avait souhaité placer son cent cinquantenaire sous le signe de « la rencontre des cultures » et avait organisé un forum au cours duquel une femme rabbin, une femme musulmane, présidente du mouvement de la paix, et le nonce apostolique avaient échangé. Quant à Régis Debray, commissaire général de l’exposition, il a été fondateur en 2002 de l’Institut européen en sciences des religions, une chaire universitaire française publique sur « l’enseignement du fait religieux dans l’école laïque ». (2)
« Le sujet du paradis dans les religions monothéistes est autant un sujet eschatologique qu’artistique, ouvrant les portes d’un dialogue souvent controversé entre historiens, philosophes, théologiens et historiens de l’art. » souligne Lynda Frenois. Remontant aux origines, l’exposition s’ouvre sur un premier chapitre consacré au Paradis avant le paradis, à travers notamment l’Egypte pharaonique, l’antiquité grecque et romaine, la création et le paradis originel pour rejoindre le paradis terrestre et les nombreuses tentatives pour le localiser, l’atteindre ou le décrire dans toute sa luxuriance et sa diversité.
Que ce soit à travers les prêts du Musée du Louvre, du Musée d’Art et d’histoire du Judaïsme, de l’Aga Kan Museum ou de nombreux autres lieux, les représentations se succèdent, peintures, gravures, dessins, mais laissent aussi la place au livre, la Torah, la Bible ou le Coran, dont il est possible d’écouter certains passages ou d’en contempler la calligraphie.
« Dès le Moyen Âge, les textes sacrés sont agrémentés de sources nouvelles qui jaillissent avec un impact exceptionnel sur la création artistique en Occident : La Légende dorée, de Jacques de Voragine, La Divine Comédie, de Dante Alighieri, et les poèmes de Guillaume de Digulleville. Ce terreau inépuisable bouleverse les codes stylistiques, faisant de la Renaissance la période la plus prolifique de l’iconographie chrétienne, qui irrigue les autres religions monothéistes. Du XIIIe au XVIIe siècle, l’Orient connaît également une période faste de création grâce à la représentation somptueuse du Mi’rāj-nāmeh, ascension du Prophète de Jérusalem jusqu’aux strates du ciel pour rejoindre Dieu et de l’Isrâ, voyage nocturne de Muhammad de La Mecque à Jérusalem. » écrit Lynda Fresnois (3)
Ainsi, c’est un voyage à travers les multiples images du paradis produites par les artistes qui se déploie dans les salles d’exposition: de Brueghel de Velours à Maurice Denis, d’Albrecht Dürer à Marc Chagall. Les artistes contemporains donnent aussi leur vision du sujet : Gérard Garouste, Aki Lumi, Pierre et Gilles, Bill Viola… « Le Paradis est où je suis » a affirmé Voltaire. On peut s’attarder sur l’œuvre de Aki Lumi que le philosophe des Lumières n’aurait pas désavouée et qui fait la couverture du catalogue. A travers trois cents images accumulées telles des touches impressionnistes, Aki Lumi invente de toutes pièces « son propre » paradis. Un paradis contemporain qui reprend l’iconographie végétale, l’architecture baroque qu’il aime particulièrement, des soleils qu’il disperse sur la surface de son travail. L’image finale, fascinante, interroge le regard et ouvre à la rêverie des « verts paradis ».
Face à ce vaste panorama qui couvre plusieurs siècles, il est quand même nécessaire de revenir à une interrogation sur le rôle et l’importance des images. Thierry Grillet le souligne, « si le christianisme, religion du visible, a fourni une iconographie foisonnante, les deux autres religions, plus rétives à la représentation, ont développé des stratégies distinctes pour aborder la figuration de ce lieu enchanteur. » Pour compléter ce propos et dans le souci de prolonger analyse et réflexion, on peut lire le tout récent ouvrage de Bruni Nassim Aboudrar (4) qui, entre l’iconoclasme et l’iconodoule dans les trois religions monothéistes, déplace le sujet hors de la sphère politique et religieuse pour interroger de façon originale nos réactions émotionnelles aux images.
Chaque exposition est toujours, selon l’expression de Daniel Arasse (5), une invitation à cultiver, « l’art de bien regarder » et donc, plus particulièrement ici, à percevoir et ressentir les modalités et les évolutions qui ont accompagné les artistes dans leur besoin ou leur désir de rendre visible ce lieu mythique et invisible dont on peut, ou pas, rêver.
Françoise Paviot
Les Franciscaines
45b, av. de la République
14800 Deauville
www.lesfranciscaines.fr
« Sur les chemins du paradis »
jusqu’au 22 août 2021
L’artiste canadienne Barbara Steinman en prenant connaissance de cette exposition a envoyé ces deux images de ses œuvres accompagnées d’un commentaire. Elle a été inspirée par le poème épique écrit par le poète anglais John Milton qui a été publié à l’origine en 1667 et sa plus célèbre traduction a été faite par Chateaubriand lors de son exil en Angleterre. Une prolongation, dans un registre différent de l’exposition que l’on pourrait aussi interpréter comme un Paradis artificiel.
« ‘Paradise Lost‘ est une réflexion sur ‘Le Paradis Perdu‘ de Milton, et de nos jours, même avant le Covid ! Sur un mur, deux néons dessinent ‘Paradise’ et ‘Lost’ en lettres incandescentes, faisant reluire en un clin d’œil malicieux les dernières braises du poème épique de Milton. »
Notes
(1) https://lesfranciscaines.fr/fr
(2) L’IESR devenu l’IREL en 2021 (Institut d’études des religions et de la laïcité) est un organisme public rattaché à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Il constitue un lieu laïc d’expertise et de conseil sur l’histoire et l’actualité de la laïcité et des questions religieuses. Suivant les recommandations du rapport de Régis Debray (2002), sa première mission est de participer à la mise en œuvre de l’enseignement des faits religieux à l’école. https://irel.ephe.psl.eu/institut
(3) Sur les chemins du Paradis, catalogue de l’exposition – 2021 Hazan
(4) Bruno Nassim Aboudrar, Les dessins de la Colère – 2021 Flammarion
(5) A lire également en contrepoint : Daniel Arasse, Le portrait du Diable – 2021 Editions Arkhé