Extrait
Au premier regard face à l’œuvre, devant l’ambon2, vision évocatrice d’une « pluie de météorites » avec leur trainées lumineuses, de feu. De fumerolles tombant du ciel.
Impression d’un moment de genèse.
Bois écorché, blessé, atteint ; or qui surgit, tranche, dans la matière et en intensité.
Des entailles sèches, des écorchures comme des plaies suintantes, des saillances – en creux – lumineuses.
EcORchures – OR, de la blessure jaillit la grâce.
Le mouvement oblique, en diagonal, du motif à répétition suggère un temps long, établi, permanent.
Du déluge sur la matière, la terre (adama, en hébreu), à la pluie de grâces sur l’homme – Adam, le terreux. La teinte « couleur terre », argile rouge, évoque un état et un temps primitifs, celui d’un modelage en cours, éprouvé. Épreuve du feu, de l’or au creuset.
Des traces à la surface comme une « écorce » arrachée, offrant la « chair » du bois, à vif.
Signes d’une action éclatante, aux deux sens du terme, par éclats éparses et de façon éclatante, lumineuse, précieuse.
Dans cette appréhension de la matière, par le travail de l’artiste et à la vue du regardeur que je suis, c’est la révélation paradoxale et concomitante de la blessure et du trésor, en un lieu unique, en tension, réunis.
Propriétés christiques, comme un ressenti naissant « au pied de la Croix » :
Lieu du drame et du redressement, un lieu de blessures et de grâce.
La citation de Georges Braque monte : « L’art est une blessure qui devient lumière ».
Compréhension, par la vue, de la pluie de grâces qui opère, en liturgie seulement ?
Épanchement continu dans l’existence, à chaque instant, ici, partout. Rien n’arrête l’œuvre de Dieu, en accomplissement permanent, la nuit, le jour, jusqu’à la fin des temps.
L’occupation éparse et régulière du motif en surface dévoile cette propagation largement répandue. Ou Dieu est, et se donne, ou il n’est pas. Pas d’entre deux. C’est Tout ou rien. Il est don, plénier en sa constance et perfection.
Et si l’action de l’Esprit dévoilée par ce motif, évoquée dans un mouvement invitatoire : un creux comme une supplique qui demande à être comblée, ici et maintenant, c’est bien sur l’univers entier qu’il a été répandu, sur toute chair. Il œuvre à chaque instant.
Depuis le Commencement.
En reprenant l’observation : je remarque la trachée verticale centrale, qui édifie, dresse l’ambon comme une colonne vertébrale, l’établissant en creux dans sa verticalité.
Deux pans, deux obliques, en biseau.
Biseauter : marquer une entaille.
Écoutons, en Hébreux 4, 12 :
« Elle est vivante, la parole de Dieu, énergique et plus coupante qu’une épée à deux tranchants ; elle va jusqu’au point de partage de l’âme et de l’esprit, des jointures et des moelles ; elle juge des intentions et des pensées du cœur ».
Et aussi, Éphésiens 6, 17 : « Prenez le casque du salut et le glaive de l’Esprit, c’est-à-dire la parole de Dieu ».
L’ambon, lieu de proclamation d’une parole, de la Parole qui décape, écorche à vif, vient éprouver l’homme dans son être, dans sa Foi. Moment de vérité, moment en vérité.
Et mobilier venant s’insérer, épouser l’architecture préexistante en toute douceur.
En « à-corps », dans le seuil articulé par les marches entre le chœur et l’assemblée, unique espace dans sa plénitude liturgique.
Incandescences.
Une Parole de feu manifestant son passage, sa traversée, sondant les reins et les cœurs.
En regardant la matière atteinte, je me retourne intérieurement et m’interroge sur mon propre rapport à cette Parole agissante.
Isaïe 55,10-11 :
« La pluie et la neige qui descendent des cieux n’y retourne pas sans avoir abreuvé la terre, sans l’avoir fécondée et l’avoir fait germer, donnant la semence au semeur et le pain à celui qui doit manger ; ainsi ma parole, qui sort de ma bouche, ne me reviendra pas sans résultat, sans avoir fait ce qui me plaît, sans avoir accompli sa mission. »
Ce motif, ce mouvement commun à tout le mobilier, qui est communion visible entre intérieur et extérieur, empreinte, m’apparaît alors comme un « rorate coeli3 » plastique, mis en œuvre :
« Cieux répandez votre justice, que des nuées viennent le Salut ».
Un mouvement de persévérance, du don (de Dieu) comme de l’attente (de l’humanité).
Moment d’accomplissement des Écritures. Une promesse, mise en œuvre, à l’épreuve du lieu et du temps.
Désir même de Dieu : « Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! ». Lc 12, 49.
Cette vision s’apparente à un arrêt sur image « s’ignifiant », prenant feu littéralement.
Éclairant, embrasant l’âme à réveiller.
En contemplant le mouvement du motif, à même l’ambon, pendant et après la proclamation de la Parole4, c’est le mouvement-même de la grâce, établi devant mes yeux. Ce n’est pas une vaine distraction, cela me ramène au cœur-même de la célébration, à l’instant présent, visiblement et invisiblement, autrement. Ce serait même une « bienheureuse dis-traction ». Un « écart5 salutaire » re-conduisant par un autre chemin, nouvellement. Ouvrant une voie/voix.
Le motif artistique est aussi bien motif d’action de grâce, dans tous les sens du terme : un élément formel et la raison spirituelle, nous ramenant à l’essentiel.
Ce motif s’apparente ici à la trace comme preuve de cette atteinte intérieure par sa mise en abîme, extérieure. Se laisser visiter, toucher, atteindre par la Parole jusque dans sa chair. Être blessé par la Grâce.
En regardant les photos prises à la hâte pendant la liturgie, je remarque une autre connivence : le biseau vertical commun à l’ambon et au siège de présidence.
Sièges de présidence, mobilier liturgique de St Jean-Baptiste de Sceaux (92), Atelier Alquin et Alechinsky, 2022 © Aude Viot Coster
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Ambon, Mobilier liturgique de Nicolas Alquin et Marc Alechinsky, 2022,
Église Saint Jean-Baptiste de Sceaux (92) © Patrice Quillet |
Quelle assise « redoutable »6 ! incorporant et invitant à se laisser fendre, entre dossier et assise, sans partage. Une rectitude incisive qui ne peut laisser de marbre. Un écho plastique qui sous-entend la réalité d’une existence tendue à la verticale, prise tout entière par la Parole, d’une vie (re)dressée par la Parole. Colonne vertébrale dans sa dimension charnelle et spirituelle de l’homme debout (de boue), vivant déjà de cette Vie promise qui ne passera pas.
Vocation baptismale commune à tous. Hérauts de la Parole.
Le motif du mobilier, telle une plainte, une supplique, est à la limite entre abstraction et figuration. Au bord de la représentation, ouvrant la symbolique à de multiples interprétations, nécessitant, notre implication.
Un ajout en retrait et par retrait, livré de façon négative, apophatique7.
Une présence en absence, dans et par sa trace, son passage8.
Mystère révélé inépuisé.
Traces de la Rencontre : le creux et l’Or.
Un manque comblé, visité demeurant dans un état de pauvreté évangélique.
Cette présence demeure aussi active dans son « inactivation ».
En liturgie comme hors liturgie, quelque chose continue à se dire plus silencieusement.
Tel un trésor éteint qui s’animera par grâce de conversion, par le fait de voir tout en se laissant regarder, interroger, interpeller.
La lumière joue avec l’or mais c’est aussi et surtout notre propre mouvement, nos déplacements qui animent littéralement la surface, font passer de l’ombre à la lumière les marques ambivalentes.
Devant l’ambon (et tout le mobilier), c’est véritablement l’expression « noble simplicité9 » de Sacrosanctum Concilium, constitution sur la Sainte Liturgie de Vatican II, qui est mise en œuvre.
Pauvreté magnifiée, OR-née.
Au creux de ces blessures silencieuses, entrevoir que « le silence, est berceau de la grandeur10 » car L’œil écoute11.
— Aude Viot Coster
théologienne des arts et auteure
Notes
1. https://www.alquin-alechinsky.com/
2. Première découverte du mobilier lors des Portes ouvertes de l’atelier, le 3 avril 2022, dévoilant le travail en cours.
3. Hymne grégorienne inspirée du livre d’Isaïe et chantée pendant le Temps de l’Avent.
4. Lors d’une liturgie dominicale.
5. François JULLIEN, L’écart et l’entre. Ou comment penser l’altérité, FMSH-WP-2012-03, février 2012, p. 8 : « Mettre en tension : c’est à quoi l’écart se doit d’opérer. ». https://shs.hal.science/halshs-00677232/document
Mise en parallèle avec les propos de l’auteur quant à son expérience avec la pensée chinoise. Ici l’écart, le pas de côté réactive notre compréhension, notre interprétation par la vision dé-calée.
6. En référence au Rituel de la Dédicace, édition d’avant Vatican II, dans son introït : « Que ce lieu est redoutable ».
7. La théologie apophatique est la connaissance négative de Dieu. Il se dit par et dans le retrait. Le tombeau vide est le signe criant de la Résurrection. Une « évidance ».
8. Le Seigneur passe. Chant CFC, sr Marie-Claire. ©CNPL – NJ 1973.
http://www.cfc-liturgie.fr/index.php?option=com_content&task=view&id=1145&Itemid=253
9. Constitution sur la Sainte Liturgie, Concile Vatican II : Sacrosanctum Concilium n°34.
10. Maurice ZUNDEL.
11. Paul CLAUDEL, Edition Gallimard, Paris, 1946.