[Série d’été 2/4] Pentecôte, Augustin Frison-Roche

[Un mardi sur deux, Aude Viot Coster nous entraîne dans une lecture poétique d'une œuvre contemporaine d'art sacré grâce à une mise en mots, ouvrant notre esprit à un dialogue nouveau.] Dans un format tout en longueur, une composition inhabituelle tranche d’entrée de jeu par sa diagonale en intensité colorée. Séparant un équilibre en léger déséquilibre, un vide face à un plein, du figuratif en vis-à-vis d’un aplat de couleur.
Publié le 30 juillet 2024
Augustin Frison-Roche, Pentecôte, 2021, Cathédrale Saint Vincent, Saint-Malo (35), huile sur bois, 75 x 165 cm © ADAGP Paris 2024

 

La vue est saisie par ce bleu et cet or, déployés, en contraste.

Au premier plan, une nature emportée par le vent, inclinée en grande légèreté dans un mouvement ondulatoire, une sensation de brise visuellement ressentie.

Au 2ème plan et sur la crête naturelle, de la végétation établie dessinant un relief, des personnages les uns à la suite des autres avec une centralité en creux. Une femme. Répartis de part et d’autre, 6 hommes à sa droite, 5 autres à sa gauche.

Au 3ème plan, en surplomb, un oiseau aux ailes largement déployées, couvre, en arrière-plan mais aussi en hauteur, les personnages et les végétaux, le créé. Il les contient littéralement. Si la toile semble proportionnée à son envergure, elle ne le contient pas pour autant. Une de ses ailes déborde, excède le cadre. Son corps atteint la limite inférieure de la toile mais il n’est pas pour autant posé, en plein survol, super-posé, il préside en toute légèreté, transparence. Dans une présence en absence. Entre apparition et disparition.

Le bruissement des ailes et le murmure de la brise sont de concert.

Au dernier plan, un fond bleu intense et lumineux recouvre l’espace vacant d’une scène décontextualisée sans notion de temps, ni même de lieu.

Les êtres sont identifiables par leur nombre, leurs auréoles, leur posture. L’oiseau d’or déployé nous renvoie à un passage biblique évoqué par le rassemblement mais dans un contexte iconographique inhabituel. Tout en « reconnaissant » la scène de la Pentecôte, nous la redécouvrons par et dans cette mise en œuvre inédite. Si l’événement a bien eu lieu, s’inscrivant dans le temps des hommes, sa mise en œuvre est en accomplissement permanent1.

Le récit de la Pentecôte a été maintes fois représenté dans sa « fidélité » aux Écritures. Il est ici réinterprété2 par et dans la forme, ouvrant une compréhension autre, renouvelée, approfondie. Donner à voir, dans la fidélité et la liberté, ce qui n’a pas encore été pleinement révélé à nos yeux, à notre cœur, à notre intelligence. L’artiste fait œuvre de Tradition, c’est-à-dire qu’il reste dans l’esprit des choses nouvelles ET anciennes : « nova et vetera ».

Principe actif de l’Esprit à l’œuvre, au sein de son œuvre de renouvellement, sa mise en œuvre.

L’ultra contemporanéité3 de cette œuvre ici réside autant dans la forme que dans le fond. La liturgie, par son faire-mémoire actualisé, nous fait entrer en éternité à chaque célébration. L’interprétation artistique contemporaine rafraîchit, dépoussière dans l’instant présent ce que nous croyions savoir, ce que nous pensions avoir déjà vu, ce que nous avions entendu, ce que nous tenions pour « acquis » et que nous avons à ré-apprendre, re-voir, ré-entendre, recevoir encore et pourtant pour la première fois. Cette grâce du Hodie, aujourd’hui !

Et que pouvons-nous « main-tenir » quant à l’Esprit ? il ne peut que, et ne cessera de, nous effleurer, de nous échapper, toujours.

Revenons au tableau.
La nature et le ciel dé-bordent la scène. Limités par le format, l’espace semble in-fini dans sa dimension et son absence de repère, comme sa temporalité, indéterminés. Un nulle-part qui est un partout possible, en tous lieux, en tout temps.

Ce bleu profond et lumineux évoque plus une intensité mystérieuse liée à l’événement plus qu’à la description du moment du jour ou de la nuit. Entre un jour en déclin et une aurore naissante. Un « in-certain ».

Les ailes de l’oiseau recouvrent presque la totalité de l’espace de la toile, quasiment d’un bout à l’autre. Une aile sort hors du cadre, dans un hors-champ. L’Esprit Saint peut-il être contenu ? Son mouvement d’aile, son action est sans limite, inconcevable, insaisissable.

Marie est au centre, debout. Pierre, de même, à ses côtés comme dans le récit des Actes des Apôtres (Ac 2, 14). Réunis de part et d’autre, ils sont déjà, littéralement, pris par « cette force venue d’en-haut » (Lc 24, 49). Yeux fermés et attitudes de corps en recueillement intérieur, tournés vers l’à-venir. Marie, les mains jointes, en prière est représentée au centre, au creux du relief accidenté. Faille où le Seigneur creuse son désir de nous rejoindre au plus près, lieu de son Incarnation (chair et Terre). Elle est, à bien y regarder, au creux du corps de l’oiseau en sa partie centrale et son corps épouse le sien jusqu’à l’extrémité de ses plumes.

En cet instant précis, le tableau se révèle tout autre à nos yeux. Le deuxième plan est, en fait, le premier plan ! Un « détail » qui n’en est pas un. Nous y reviendrons.

Marie est stable, dans l’Esprit, sans toucher terre. Les apôtres, plus « mouvementés » au niveau des ailes. Le corps de l’oiseau, prime sur leur propre figuration. L’Esprit les contient, les em-porte.

La continuité des vêtements des apôtres, structuré et rythmé par les rémiges, se confond avec le plumage. Ils sont parés4. Leurs tuniques offrent un plissé, un tombé adouci, aérien, gonflées par la rondeur des courbes du dessin. Leurs corps, délimités par le plumage, leur confère presque une apparence d’anges, c’est-à-dire d’envoyés de Dieu.

De ce fait, la scène est établie tout en donnant l’impression d’être en plein envol. Ils sont emportés et assurés par ce vent, ce souffle de l’Esprit dont on ne sait « ni d’où il vient, ni où il va5 ».

Ainsi, ce qui apparaissait premier, au premier plan, passe soudainement au 2ème plan et inversement.

Augustin Frison-Roche, Pentecôte (détail), 2021, Cathédrale Saint Vincent, Saint-Malo (35), huile sur bois, 75 x 165 cm © Adagp paris 2024

Ce détail fait office de leçon théologique. Quand l’Art nous enseigne par et dans un « simple tracé », anodin ? Présence en absence. C’est bien l’Esprit Saint qui est premier. Il préside à la Création du monde. Le rassemblement autour de Marie est de son fait, établissant Marie comme temple de l’Esprit, tabernacle de la Présence.

La simplicité et le dépouillement de l’arrière-plan renvoient à l’état de genèse, des temps du Commencement où seul l’Esprit planait sur le tohu-bohu. Est manifesté ainsi, en toute justesse, son état de pro-existence, et non de pré-existence. Un état, hors de toute chronologie.

En observant le traitement des ailes, c’est tout un foisonnement créatif en apparition qui s’esquisse à même le plumage. Recouvert d’une poussière aux teintes d’argile, d’un travail à l’œuvre, se faisant. Les premières auréoles (sur notre gauche) ouvrent un champ où s’accumulent celles à venir. Promesse en œuvre. Se distinguent des éléments végétaux, des éléments quasi aquatiques comme des écailles (la Pentecôte est un baptême « à sec », de feu), des motifs végétaux (gratuité du don en surabondance), des éléments de couverture : des ardoises suggérant le bâti. Demeurer en Dieu, s’abriter en lui. Un pilier et son chapiteau évoquent le temple, le collège apostolique, élément d’architecture d’église : 12 apôtres, 12 piliers porteurs.

À la Pentecôte, l’Église se constitue, prend corps. Mais avant d’édifier le bâtiment de pierre, c’est l’architecture de chair, première, qui s’établit en chacun de ses membres rassemblés, appelés à se disperser pour incorporer tous les membres.

La posture de l’oiseau évoque aussi la Parole lors de l’Annonciation où l’ange déclare à Marie : « Sois sans crainte car l’Esprit Saint te couvrira de son ombre ». L’Esprit, au sein-même de sa représentation, manifeste sa propre inhabitation par un corps qui ne peut être enfermé et sans cesse en mouvement.

L’étendue de son corps largement déployé sur la quasi-totalité de l’espace sous-entend que tout ce qui est, est connu de lui, que tout a été fécondé, visité par sa présence, par son souffle.

Esprit créateur. Présence œuvrant infiniment.
En lui tout s’éclaire d’une lumière éternelle.
Tout est OR-donné :

« L’esprit et l’épouse disent : ‘Viens ! Que vienne ta grâce !
Que ce monde passe et tu seras tout en tous !’6 ».

 

— Aude Viot Coster
théologienne des arts et auteure

 

Notes

1. Missel Romain, extrait de la Prière Eucharistique IV : « […] L’Esprit qui continue son œuvre dans le monde et achève toute sanctification ».

2. Frédéric BOYER, Évangiles, Nouvelle traduction de Frédéric Boyer, Éditions Gallimard, Paris, 2022, p.37 : « Vivre c’est interpréter. ».

3. Giorgio AGAMBEN, Qu’est-ce que le contemporain ? Éditions Payot et Rivages, Paris, 2008, p. 27 : « Comprenez bien que le rendez-vous dont il s’agit dans la contemporanéité ne se situe pas seulement dans le temps chronologique : il est, dans le temps chronologique, quelque chose qui le travaille de l’intérieur et le transforme. Et cette urgence, c’est l’inactualité, l’anachronisme qui permet de saisir notre temps sous la forme d’un « trop tôt » qui est aussi un « trop tard », d’un « déjà » qui est aussi un « pas encore ».

4. Luc 24, 49 : « Et moi, je vais envoyer sur vous ce que mon Père a promis. Quant à vous, demeurez dans la ville jusqu’à ce que vous soyez revêtus d’une puissance venue d’en haut. »

5. Jean 3, 8 : « Le vent souffle où il veut : tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient, ni où il va. Il en est ainsi pour qui est né du souffle de l’Esprit. »

6. Épiclèse. Messe de Rangueil. © Bourgeois/Revel/André Gouzes/Studio SM

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