Savants et croyants, les oubliés de l’histoire médiévale

On peine à le croire mais c’est pourtant vrai : cette exposition est la première jamais montrée en France qui soit consacrée spécifiquement au judaïsme médiéval. Jusqu’au 16 septembre 2018, le musée des antiquités de Rouen réunit à cet effet une sélection d’œuvres phares, prêtés par les plus prestigieuses institutions européennes, et contribue ainsi, au sein d’un parcours efficace, à mettre en lumière l’histoire méconnue des communautés juives en Europe septentrionale. Un travail essentiel.
Publié le 30 mai 2018

A gauche : Le Serpent d’Airain, dans le North French Hebrew Miscellany, fin XIIIe – début XIVe siècle, Londres, British Library, Add. Ms. 11639. Il s’agit d’uNE COMPILATION DE DIVERS TEXTES JUIFS ENLUMINÉS PAR LES PLUS BRILLANTS ARTISANS CHRÉTIENS DE L’ÉPOQUE.
A droite (haut) : Rituel de prières selon le rite provençal Languedoc, 3ème quart du XIIIe siècle, Paris, BnF, Heb. 637. PEUT-ÊTRE UN MANUSCRIT SAISI À LA DEMANDE DE PHILIPPE LE BEL, ROI DE FRANCE, AU DÉBUT DU XIVE SIÈCLE, lors des persécutions envers les juifs.
a droite (bas) : Officiant sonnant le shofar, une corne de bélier, devant l’arche sainte, Rhin supérieur, première moitié du XIVe siècle, Paris, AIU, 24H. lors de la fête de Rosh ha-Shanah, on souffle à plusieurs reprises dans le shofar.

Rouen, une histoire juive quasi millénaire

La ville de Rouen abrite l’un des plus anciens monuments juifs d’Europe : la Maison Sublime, édifice roman du début du XIIe siècle, qui achève cette année sa restauration. Situé au cœur du quartier juif médiéval, on ne sait déterminer avec certitude la fonction de cet édifice : yeshiva (école rabbinique), synagogue ou demeure d’un juif aisé ? Son utilisation par la communauté juive rouennaise ne fait cependant aucun doute, notamment en raison de la présence de graffitis hébraïques.

Par la présence de ces vestiges ainsi que d’autres monuments juifs médiévaux, la ville de Rouen est un jalon essentiel de l’histoire juive en France et en Europe, et un pendant intéressant à l’exposition « Savants et croyants » au musée des antiquités. Si une telle manifestation a tardé à se mettre en place, faisant de cette exposition la première sur le sujet, c’est en partie en raison de la rareté et de la dispersion des témoignages de l’historiographie des communautés juives. A ce titre, elle a été labellisée « Exposition d’intérêt national 2018 » par le ministère de la Culture.

  

A gauche : Astrolabe planisphérique avec inscriptions judéo-arabes, vers 1300, Espagne (?), alliage cuivreux, Londres, Khalili Collection, SCI 158. Il contient trois disques qui devaient être changés selon la latitude à laquelle se trouvait l’observateur, permettant ainsi d’en déduire les lieux possiblement fréquentés par le propriétaire : péninsule Ibérique, Afrique du Nord et Levant.
A droite :  Etui d’astrolabe quadrant, fin du XIIIe siècle – XIVe siècle, alliage cuivreux fondu et gravé, étui en cuir estampé cousu, Rouen, musée des Antiquités. L’astrolabe quadrant est décrit et probablement inventé par le juif montpelliérain Jacob Tibbon ben Makir vers 1288.

Entre Normandie et Angleterre

Quoique consacrée plus généralement au judaïsme médiéval d’Europe septentrionale, l’exposition soulignera un aspect fondamental des rapports historiques entre la Normandie et l’Angleterre. Outre-Manche, il fallut attendre l’époque médiévale pour constater une réelle présence juive. L’histoire des communautés juives dans l’actuelle Grande-Bretagne est intimement liée à la Normandie, puisque le développement du judaïsme en contexte insulaire doit beaucoup aux communautés juives de la région, qui abrita jusqu’aux expulsions du début du XIVe siècle des centres rabbiniques d’importance.

L’exposition donne à voir et à comprendre les échanges culturels et artistiques, parfois fructueux, souvent placés sous le signe de l’incompréhension et de la polémique, entre les communautés juives et chrétiennes, relations qui furent tissées de façon étroite entre la Normandie et l’Angleterre, et ce en dépit des persécutions et des vicissitudes historiques.

En effet, un antijudaïsme protéiforme commence à s’exprimer à partir de la fin du XIe siècle avec l’appel à la croisade en Terre Sainte. Préjugés antijuifs dans la littérature et l’iconographie médiévales, accusations de meurtres rituels ou de propagation d’épidémies de peste, les juifs d’Europe subissent des mesures répressives d’intensité variable : allant de l’obligation de porter un signe distinctif (concile du Latran, 1215) aux persécutions et expulsions (Edouard 1er en 1290 en Angleterre, Philippe le Bel en 1306 en France…). L’exposition ne fait pas l’économie de la commémoration de ces oppressions, qui ont eu souvent pour conséquence de nombreuses destructions matérielles, expliquant ainsi la difficulté pour les chercheurs de réunir des sources et témoignages sur ces communautés.

A gauche (haut) : Gobelets emboîtables, 1e moitié du XIVe siècle, argent partiellement doré au mercure et gravé, trésor d’Erfurt, Erfurt, Thüringisches Landesamt for Denkmalpflege und Archäeologie. Sans que cela puisse être confirmé, ces gobelets purent avoir un usage rituel juif (qiddoush, seder ou mariage…)
A gauche (bas) : Anneau, or et saphir taillé en cabochon, fin XIIe – XIIIe siècle, trouvé sur le site du prieuré Sainte-Marie de Pilton (Devon), Barnstaple, North Devon Athenaeum. Les bijoux avec inscriptions en hébreu etaient prisés des dignitaires chrétiens, car on leur attribuait une fonction apotropaïque.
A droite : Lampe de shabbat historiée de scènes bibliques, Basse-Saxe, milieu du XIIe siècle, alliage cuivreux fondu, Erfurt, trésor de la cathédrale

Vie religieuse, intellectuelle et artistique des communautés juives

De rares et précieux témoignages de la vie quotidienne des communautés juives en Europe sont regroupés autour de plusieurs grandes thématiques, permettant d’en balayer de nombreux aspects.

Comme le titre de l’exposition le laisse entendre, vie intellectuelle, vie scientifique et vie religieuse sont étroitement entremêlées durant la période médiévale. Outre de superbes ouvrages d’exercices à l’usage de l’éducation des jeunes garçons, le parcours nous dévoile des objets de mesure astronomiques, des versions commentées du Talmud, des objets cérémoniels… Il fait également lumière sur des grands noms de la culture judaïque tel que Rashi de Troyes, rabbin auteur de commentaires sur la Bible et le Talmud, Jacob Tibbon ben Makir, inventeur de l’astrolabe quadrant au XIIIe siècle, ou encore Abraham ibn Ezra, l’une des figures religieuse et scientifique les plus éminentes du XIIe siècle.

Quelques éléments d’orfèvrerie, des manuscrits enluminés et autres objets précieux, témoignent de la perméabilité des styles artistiques et même des artisans, entre les productions hébraïques et chrétiennes.

L’exposition « Savants et croyants » et son très bon catalogue sont deux outils incontournables pour la compréhension et la valorisation des communautés juives en Europe au Moyen Âge, qui demeuraient jusqu’alors au ban de l’histoire médiévale telle qu’enseignée dans les écoles et les universités. On ne peut que souhaiter qu’ils rencontrent, l’un et l’autre, un public d’amateurs et de connaisseurs le plus large possible.

Catalogue de l’exposition « Savants et croyants »

Toutes les informations pratiques pour visiter l’exposition en cliquant ici.

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