Trier, réutiliser, détourner, transformer ce que les sociétés modernes génèrent de rebuts et de détritus, autant de gestes artistiques cherchant une forme d’économie dans la création tout en dénonçant le gaspillage. L’exposition de la Fondation Villa Datris est à ce titre aussi éloquente que paradoxale puisqu’elle n’échappe pas à la profusion – d’œuvres, d’artistes (plus de quatre-vingts ici, célèbres ou peu connus), de discours et de concepts – jusqu’à frôler parfois la saturation. On se prend alors à rêver d’une mise à la diète, d’un manque qui ré-attiserait le désir, d’une forme de sobriété qui permettrait de se concentrer sur l’essentiel, de savourer la quintessence d’un art nu et sans paroles. « Les preuves fatiguent la vérité » affirmait Georges Braque; tenter dès lors, au moins dans un premier temps, d’oublier cartels, chronologies et catégories pour aborder les oeuvres « œil ouvert et coeur battant » selon l’expression de François Cheng, quitte à en privilégier certaines.
La déambulation commence au rez-de-chaussée avec une Poubelle d’Arman de 1964: l’artiste redonne vie à des détritus et expose ce qui est voué à disparaître – y compris l’art et son histoire matérialisée par un ouvrage d’Henri Focillon – en le mettant sous vitrine, faisant fi du geste artisanal et des matériaux nobles: quelles traces laisse-t-on de nos vies trop remplies ?
Non loin, Stéphane Guiran expose L’humus des jours (2020) en métamorphosant le corps d’un piano en oeuvre arborescente, souvenir du bois dont il est issu. Suzanne Husky façonne une forêt de textiles recyclés aussi féérique que menaçante (Forest, 2010) mais également de drôles de bidons de lessive en céramique aux couleurs suaves, quand Rodrigo Matheus fait dialoguer des objets hétéroclites à la façon des ready-made duchampiens (L’équilibriste, 2016).
On croise encore des pneus de Wim Delvoye, sculptés de riches entrelacs de motifs floraux; des objets à la fois étranges et familiers de Côme Clérino, telles cette Jaune Eclairée et cette Fenêtre (2019) en laquelle couleurs jubilatoires et effets de matière empruntés à l’univers du bâtiment se combinent en une création à mi-chemin entre design et sculpture; des flacons en plastique translucide traversés de néons de Bill Culbert (Celia, 2020; Blue tar, 1996), qui émettent une douce lumière; un Wizard en acier peint de John Chamberlain qui, bariolé et échevelé, danse gaiement sur son socle…
Quand certains tournent en dérision l’histoire de l’art (Présence Panchounette, Boogie Woogie Toast Show, 1983), d’autres ordonnent et composent (Manoela Medeiros, Nature morte, 2019; Michael Johansson, Flip Shelf – Blue, 2018), trient (Tony Cragg, Black and White Stack, 1980), amoncellent (Manuel Merida, Circulo Basura, 2019), compressent (César, Compression, 1970) ou expérimentent réemploi, réutilisation ou recyclage de manière plus ou moins littérale et réussie.
Et puis, au coeur de l’exposition, cette oeuvre légère. Légère de ce qui lui manque et lui fut retiré, elle n’use ni de force ni de persuasion mais ose l’incertitude et le tremblement du doute. Mystère de la main qui pense, sélectionne et assemble des vitres de voitures vieillies par le temps : rien que de très banal dans ces Circular shades d’Anneke Eussen, et pourtant… Fragile paroi de verre, l’œuvre ouvre une fenêtre discrète sur le mur qui l’accueille. Délicate, elle semble en quête d’équilibre et d’harmonie. Inquiète, elle murmure sans s’imposer, presqu’en retrait. Ourlée d’ombre, elle se fait le reflet troublé de nos traversées. Attentive, elle manifeste chaque rencontre comme une apparition et invite à sa suite. Par cette présence, ce presque-rien, quelque chose advient; sa légèreté – épiphanie silencieuse de la lumière – rachète tous les excès.
Odile de Loisy