Un courant d’air frais parcourt cette exposition : celui qui circule du monde matériel au monde invisible sans s’arrêter aux murs artificiels les cloisonnant trop souvent. On y observe avec émotion l’aisance des sociétés traditionnelles à évoluer d’un monde à l’autre, mais aussi la résurgence des questionnements contemporains en rapport avec l’eau et ses pouvoirs, reconnaissant dans la nature et le cosmos un invisible qui le régirait tout en s’y dévoilant. Car ces « territoires de l’eau » ont le mérite de révéler les connexions qui existent entre les dimensions utilitaire, symbolique et poétique associant des savoirs trop souvent disjoints; là où l‘artisanat rejoint l’art lorsque l’intelligence de l’homme, mise au service de sa survie, s’adapte à son environnement tout en cherchant à faire œuvre belle pour le célébrer.
Au rez-de-chaussée, de splendides nasses de provenances diverses conversent avec des photographies récentes témoignant de l’influence de l’eau sur les techniques et le paysage. L’univers marin est également représenté par des hameçons polynésiens et appâts inuits beaux comme des bijoux, ou encore par cet ingénieux anorak d’enfant en intestin de phoque extrait des collections du musée du Quai Branly-Jacques Chirac. Ils sont exposés en regard d’installations et de sculptures contemporaines : Les poissons des grandes profondeurs ont pied d’Yves Chaudouët font entrer le visiteur dans les ténèbres des abysses, tandis que les Souffles délicats d’Olivier Leroi invitent au respect pour ces espèces fragiles adaptées à un univers où l’homme ne saurait survivre naturellement ; quels mystères hantent ces mondes hostiles dont les Anciens s’attachaient à apprivoiser les esprits, comme le montrent les masques-cimiers du Niger exposés ici ?
Et qu’y a-t-il derrière le miroir, semble interroger Sara Ferrer dans Fishing the Soul — sobre canne à pêche harponnant une toile blanche proche de rompre; avec une pointe d’ironie, ne dénonce-t-elle pas à la fois l’épuisement infligé aux ressources issues de la mer et celui d’un art contemporain donnant parfois le sentiment d’être vidé de son sens ou parvenu à une impasse ? Toujours est-il que ces objets traditionnels et œuvres actuelles nous entraînent dans les sous-sols du musée pour y souligner de manière récurrente l’ambivalence attachée à la symbolique de l’eau, en laquelle mystère et sacré résident dans toutes les cultures et les mythologies.
L’eau n’est-elle pas en effet associée au cycle des origines et de la destinée humaines, invitant l’homme au respect de la vie et de son équilibre ? La profondeur métaphorique des textes sacrés s’en fait d’ailleurs l’écho : dans la Bible, les eaux d’en-haut sont séparées des eaux d’en-bas; les Upanishad mentionnent la rencontre du souffle et des eaux en un mouvement cosmique sans fin; pour le Coran, l’eau est bienfait divin participant à l’essence même du paradis ; dans les sociétés traditionnelles, les eaux descendant du ciel sont souvent associées au principe masculin quand celles qui montent de la terre sont féminines. De leur union, assortie d’un pouvoir d’ensemencement et d’efficience lors des rituels, surgit la vie. « Il semble que ce n’est qu’à partir de ce point de rencontre qu’une circulation plus grande peut advenir, un élargissement hors temps au sein duquel les ancêtres, la lignée, prennent part au mouvement cosmique en lien avec ‘les vivants’ », explique Constance de Monbrison (1), commissaire-associée de l’exposition et responsable des collections Insulinde au musée du Quai Branly-Jacques Chirac. En témoigne un saisissant masque de deuilleur kanak destiné à entrer en relation avec l’âme du chef défunt habitant sous la mer. Car ce sont bien ces perceptions sensorielles « vibratoires » reliant à l’ancestralité qui confèrent aux Anciens leur verticalité ; grâce aux objets élaborés au nom de leurs croyances, n’aspirent-ils pas ainsi à ordonner le chaos comme l’artiste d’aujourd’hui cherche à sa manière à prendre soin d’un réel « en péril » à condition, toutefois, d’être animé d’une certaine sincérité ?
De là naît sans doute l’amitié sensible entre les œuvres traditionnelles et contemporaines présentées ici, du moins pour celles qui ne s’en tiennent pas à des propositions documentaires ou anecdotiques. Le magistral Mur de larmes d’Hélène Mugot est exemplaire à cet égard : en suspens sur une paroi verticale, ses gouttes scintillent doucement dans la pénombre; sur quoi ou sur qui pleurent ces larmes cristallines, produites par l’alchimie du sable et de la terre soumis à l’épreuve du feu ? Et de quoi leur « eau figée » est-elle le signe : simple averse ? expression des émotions joyeuses ou douloureuses ? symbole de la chute ou de la fragilité de toute vie ? allusion aux rituels purificateurs de l’eau et de la lumière pour une artiste pétrie de références bibliques ? évocation des pleurs de Marie-Madeleine sur le Christ ? Sans épuiser leur mystère ni se limiter à un sens univoque, elles semblent faire écho au subtil tapis des vestiges de briques d’Alstadt, roulés dans le lit du fleuve de l’Elbe et collectés par Elizaveta Konovalova, qui évoquent la destruction de l’ancienne ville d’Hambourg pendant la Seconde Guerre mondiale : union des éléments et rencontre du ciel et de la terre pour des possibilités de lecture enrichies…
Aussi cette exposition a-t-elle pour principale vertu d’opérer une réconciliation : celle qui incite à sortir du dualisme imposé par la pensée rationnelle et moderne pour revenir à l’essence de la culture humaine, non déconnectée de la nature (2). Pas plus que nature et culture ne peuvent être séparées, art contemporain, artisanat et arts populaires ne peuvent être artificiellement disjoints. Dès lors, l’homme moderne ne serait-il pas inspiré de mettre ses pas dans ceux des Anciens, acceptant de s’inscrire dans une lignée qui, des temps reculés jusqu’à nos jours, participe d’un sauvetage et d’une « résurrection » par la création artistique ?
Odile de Loisy
« Les Territoires de l’eau »
Fondation François Schneider
27 rue de la Première Armée 68700 Wattwiller – FRANCE
Tél : +33 (0)3 89 82 10 10 – info@fondationfrancoisschneider.org
Ouvert du mercredi au dimanche, de 11h à 18h en horaires d’été.
Jusqu’au 26 septembre 2021
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Notes :
1) Propos tirés du catalogue édité à l’occasion de l’exposition Les Territoires de l’eau en partenariat entre la Fondation François Schneider et le musée du Quai Branly-Jacques Chirac, 2021, p.168.
2) Cf. Philippe DESCOLA, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005