Dès l’entrée du musée, les œuvres d’Alberto Giacometti témoignent de l’étendue de son talent : difficile d’échapper à l’aura de celui qui éclipsa la gloire de ses proches, pourtant célébrés en leur temps et toujours appréciés des connaisseurs. La Fondation Maeght s’attelle aujourd’hui à faire découvrir l’importance de cette famille dans le tournant de la modernité du XXe siècle.
A chacun son espace : Giovanni (1868-1933), le père, ouvre le bal avec des toiles post-impressionnistes à la touche vibrante et au chromatisme puissant. Portraits d’enfants, scènes de vie familiale et paysages du val Bregaglia attestent de sa sensibilité de coloriste, entre symbolisme et expressionnisme. Quasi abstraite, La Récolte (1908) semble prétexte à une expérimentation libre et jubilatoire de la couleur, quand les représentations d’Alberto et de Diego se baignant au bord du lac rappellent la participation de leur père au mouvement allemand Die Brücke, en quête d’harmonie avec la nature; cette dernière se pare ici de mauves, de pourpres et de verts parfois rehaussés d’outremer, ou bien se teinte d’ocres subtils et de roses délicats.
Avec Augusto (1877-1947), cousin de Giovanni, c’est un art éclectique et sensuel proche du décoratif qui pousse les couleurs à leur paroxysme. Ses compositions abstraites font de lui un pionnier de la peinture non figurative, proche en cela de Kandinsky, avant d’évoluer vers des formes plus nuageuses et sans contours. Très attaché au village natal familial de Stampa, il en réalise de vives aquarelles et de sobres vues des montagnes enneigées.
Puis viennent les trois frères : Bruno (1907-2012), l’architecte et le plus jeune, réalise un nombre important de bâtiments dans le val Bregaglia mais conçoit aussi le pavillon suisse de la Biennale de Venise en 1952. Son style d’un modernisme simple, proche des principes du Bauhaus, le révèle comme l’un des architectes suisses remarquables de l’après-guerre. Ayant-droit de l’œuvre de son père et de ses frères, il contribuera largement à faire connaître le patrimoine artistique de la famille.
Vient ensuite Diego (1902-1985), designer et sculpteur, à la fois modèle de prédilection, assistant et conseiller d’Alberto de treize mois son aîné. D’abord dévoué à la carrière de son frère, avec lequel il réalise en 1933 pour le décorateur Jean-Michel Frank des meubles et accessoires en plâtre, il devient célèbre après-guerre comme « artiste meublier ». Son art décoratif allie de fines structures de bronze ou de fer battu à des motifs végétaux et des bestiaires inattendus : console La Promenade des amis, Table aux feuilles, à l’oiseau et au lézard, ambon L’Arbre de la sagesse, guéridon Arbre au hibou en composent l’alphabet poétique.
Au vu de ces tiges graciles portant l’empreinte de la main de Diego, comment ne pas songer aux statues ravinées d’Alberto, au hiératisme de ses silhouettes, à ses personnages-colonnes aux pieds lestés dans des socles massifs, à ses chats efflanqués inspirés de l’art égyptien ? On sait l’influence qu’eut l’Egypte antique sur Alberto, comme on sait la proximité des deux frères : leurs œuvres se répondent et se complètent admirablement.
Pour finir, donc, Alberto : la dernière salle du parcours lui est presque entièrement consacrée. Face à ses longilignes Femmes de Venise, de larges vitrines mêlent bijoux et menus objets de Diego avec les petites statues de plâtre ou de bronze et les croquis de l’aîné. Car la frontière est poreuse entre sculpture et arts décoratifs : en cohésion avec ceux de Diego, les objets « mobiles et muets » d’Alberto refusent toute césure entre le beau et l’utile, interrogeant le statut même d’œuvre d’art.
La salière-poivrière du premier côtoie des bustes et figurines du second ; un porte-colliers en bronze de Diego jouxte un bracelet-chimère d’Alberto ; deux versions de L’Homme qui marche arpentent la pièce sans se rencontrer, majestueuses figures sculptées de l’essentielle solitude humaine. Statues en mouvement surgies dans l’espace du spectateur ou portraits génériques dégagés de toute émotion, tous parlent de l’irréductible altérité de l’homme, aspirent à rendre la vie frémissante, entre croissance et mort. Dans cette exigence radicale où Alberto trace désormais seul son chemin, les femmes sont élevées au rang de déesses, les hommes à la dignité de prêtres. Une même famille les unit, sombre et familière, inaccessible et altière. Un même mystère les habite.
Odile de Loisy
« Les Giacometti, une famille de créateurs »
Fondation Maeght
623 chemin des Gardettes – 06570 Saint-Paul-de-Vence
Tél: 04 93 32 81 63
info@fondation-maeght.com / www.fondation-maeght.com
Jusqu’au 9 janvier 2022
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A voir également :
« Alberto Giacometti. Le réel merveilleux », Grimaldi Forum, Monaco, jusqu’au 29 août.
« Alberto Giacometti. La réalité dessinée », Château La Coste, Le Puy-Sainte-Réparade, jusqu’au 12 septembre.
« Giacometti et l’Egypte antique », Institut Giacometti, Paris, jusqu’au 10 octobre.