« J’ai baptisé mes tapisseries du terme « Muralnomad », ce qui signifie que ce sont des œuvres éminemment murales mais qu’on peut décrocher et rouler sous le bras quand on veut les changer de place ou de maison. » Le Corbusier, lettre à Oscar Niemeyer, 1959
Le Corbusier considère la tapisserie comme un art à part entière, le « mural » des temps modernes adapté au caractère « nomade » de la vie errante de l’homme contemporain pouvant ainsi décrocher et déménager avec lui ce « mur de laine » qu’est la tapisserie. Selon lui, la tapisserie entre comme un élément utile dans la composition de l’architecture moderne et non comme un décor et répond au besoin de construction de l’espace, au confort visuel et acoustique. C’est ainsi qu’il la baptise du néologisme de « Muralnomad ».
Par là, il met aussi en rapport peinture et architecture, les deux espaces de création où il évolue au quotidien, dans une rigoureuse organisation du temps : les matinées en atelier de peintre et les après-midis en agence d’architecte. Deux temps alternés, sans prééminence à ses yeux de de l’un sur l’autre, mais non sans influences mutuelles dans l’art du créateur. En tant que pratique murale, la tapisserie se fait justement le symbole de ces correspondances.
Le Corbusier a créé les cartons d’une trentaine de tapisseries qui seront tissées à Aubusson et à Felletin. Il ne s’agit pas pour lui de transposer une peinture en tapisserie, mais de réaliser directement un carton préparatoire à l’échelle du mur.
Pour lui, la tapisserie ne saurait être réduite à un élément décoratif que l’on place au-dessus d’une commode ou d’un buffet. Elle se présente comme un élément utile dans la composition de l’architecture qui peut rayonner sur l’espace. Dans son texte, Brigitte Bouvier, directrice de la Fondation Le Corbusier, montre bien l’importance de la tapisserie dans l’œuvre de l’architecte et cela à une période de renouveau de cet art à partir des années d’après-guerre. La création actuelle s’inscrit toujours dans ce dynamisme novateur.
Ce renouveau de la tapisserie s’illustre à travers deux courants esthétiques : la tradition de lisse des grandes manufactures telles les Gobelins, Beauvais ou Aubusson et les recherches expérimentales de la Nouvelle Tapisserie.
En ce qui concerne les Manufactures nationales, les grands artistes modernes ont reçu de nombreuses commandes. Lucile Montagne, conservatrice au Mobilier national et responsable des collections de tapisseries, retrace avec clarté, dans le catalogue de l’exposition, cette période de renaissance et ses prolongements jusqu’à nos jours, les manufactures poursuivant leurs commandes aux artistes contemporains et s’inscrivant en cela dans une tradition de mécénat d’État pluriséculaire. Parmi les artistes de renom sollicités par ces manufactures nous trouvons notamment : Geneviève Asse, Pierrette Bloch, Pierre Buraglio, Alexander Calder, Eduardo Chilida, Sonia Delaunay, Julije Knifer, Le Corbusier, Aurélie Nemours, Gustave Singier, Raoul Ubac, Victor Vasarely, Maria Helena Vieira da Silva.
Outre la production des manufactures, un courant se révèle au public lors des deux premières Biennales internationales de la tapisserie de Lausanne en 1962 et 1965. Il prendra le nom de Nouvelle Tapisserie. Celle-ci se caractérise par un renouvellement des techniques, mêlant inspirations traditionnelles d’Europe de l’Est et d’Amérique latine, ainsi que l’utilisation de matériaux nouveaux comme le sisal, le crin ou encore des fibres synthétiques. Portée par des figures marquantes telles que celles de Jagoda Buić, Olga de Amaral, Thomas Gleb ou encore Josep Grau-Garriga, la Nouvelle Tapisserie cherche également à s’affranchir de la surface du mur au travers de jeux de lumière, de matières et de volumes. De bidimensionnelles qu’elles étaient depuis des siècles, les tapisseries deviennent tridimensionnelles avec une liberté de tissage qui s’émancipe des techniques classiques.
Le sens architectural affirmé de ces réalisations magistrales nous invitait à les introduire en dialogue avec l’architecture de Le Corbusier. Nous avons choisi d’installer au couvent de La Tourette des pièces représentant les deux courants du renouveau de la tapisserie, selon une sélection mettant en évidence leurs techniques variées. L’intuition corbuséenne du « Muralnomad » a manifesté alors toute sa pertinence esthétique. Combien de résonances entre ces œuvres exposées et les significations libérées ici par l’architecture du couvent ! En effet, ce qui frappe c’est la cohérence, donnant souvent l’impression que les tapisseries ont été créées pour le lieu qui les accueille. Un dialogue vivant s’engage sur plusieurs registres.
Ainsi la justesse de la ligne en méandre de la tapisserie de Julije Knifer entre en écho à la rigueur des piliers de section carrée de l’atrium et du meuble mural noir et blanc de Le Corbusier ; ou encore le dessin puissant des lignes d’Eduardo Chilida en écho aux poutres et colonnes du réfectoire. Les tapisseries semblent à leur place, comme si elles avaient été conçues pour ces espaces.
Cette conversation rigoureuse des lignes se retrouve avec bonheur entre la tapisserie Rythme du millimètre d’Aurélie Nemours, les lignes du sol et les pans de verres ondulatoires de Xenakis conçus selon un rythme mathématique et musical. Elle se poursuit avec le rythme des 30 lignes brisées de Vera Molnar. Dans la même salle, la présence de la tapisserie Ouverture bleue II de Geneviève Asse est une invitation au silence et à la contemplation. Ces trois œuvres jouent avec l’architecture sur le mode de la rigueur et du silence.
Dans une autre salle, les compositions et couleurs somptueuses des tapisseries d’Alexander Calder et de Sonia Delaunay s’accordent de façon joyeuse avec les portes aux couleurs éclatantes voulues par Le Corbusier. Ici, le dialogue joue sur le registre des couleurs et des formes plastiques.
Les œuvres tissées du courant de la Nouvelle Tapisserie, de Olga de Amaral, Jagoda Buić ou Thomas Gleb, avec leurs jeux de matière — chanvre, sisal, laine de chèvre — et leurs reliefs — tressage, boudins de laine — semblent issues de la texture grumeleuse des murs du couvent. La tapisserie Aimée de Thomas Gleb en laine écrue, suspendue à 30 centimètres du mur, voit la lumière vibrer sur le mur de crépi blanc à l’arrière des fils de chaîne laissés nus. Outre la correspondance des matières, l’œil perçoit en arrière-plan un jeu vibrant et subtil d’ombre et de lumière sur les murs irréguliers.
Parfois, le dialogue s’instaure sur un autre registre qui tient davantage compte du sens de l’œuvre. Pensons à l’importante tapisserie de Josep Grau-Garriga, Hores de llum i de foscor [Les heures lumineuses et les heures sombres], que Bertrand Dumas, conservateur à la Fondation Gandur pour l’Art à Genève décrit avec profondeur dans son texte du catalogue. L’artiste se remémore son enfance : les heures lumineuses dans le village avec sa famille mais aussi les heures sombres de la guerre d’Espagne. La tapisserie, longue de 7 mètres, est installée dans le grand conduit qui mène à l’église du couvent. Les frères de la communauté, qui descendent trois fois par jour à l’église, longent la tapisserie et son histoire où sont mêlées heures sombres et lumineuses de notre humanité. L’art, ici, accompagne la vie régulière et conventuelle des frères.
Enfin, dans l’église, nous découvrons le Suaire n° 2 de Mario Prassinos, œuvre imposante placée sur le grand mur dominant l’autel. Tout discours serait superflu. La Sainte Face, aux tonalités sourdes, fait signe dans une présence silencieuse et discrète.
Les tapisseries installées au couvent ne sont finalement pas vraiment exposées. Elles résident en ce lieu, en y étant chez elles. La tonalité familière des échanges qui s’instaurent entre elles et les différents espaces du couvent et de la vie religieuse qui se déroule en son sein, s’inscrit ici dans la continuité des précédentes expositions. Ces œuvres « habitent » véritablement le couvent, lieu vivant et habité.
Frère Marc Chauveau, o.p.
commissaire de l’exposition « Le Mural Nomade » au Couvent de la Tourette
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