Rouault désigne Moreau comme un « bienfaisant émule ». En retour, ce dernier confiait à Rouault: « Je vous considère comme représentant ma doctrine picturale ». Lorsque Rouault arrive vers 1890 dans l’atelier de Gustave Moreau à l’Ecole des beaux-arts, il devient vite le protégé du professeur. Ses talents précoces de coloriste, son goût pour la matière et surtout pour les clairs-obscurs hérités de Rembrandt qu’il vénère, tapent dans l’œil du maître. Car Georges Rouault est de ces artistes inclassable. Il frôle le symbolisme et connait les nabis. En 1905 il expose au salon d’automne avec ceux que l’on appelle depuis les Fauves et qui étaient ses condisciples d’atelier: Matisse, Marquet, Manguin ou Camoin. En 1910 il est invité comme Braque, Picasso et Derain à exposer avec les impressionnistes de Munich : Kandinsky et Jawlensky.
J’ai toujours eu et j’aurais toujours la plus extrême confiance dans votre bel avenir et dans l’éclosion complète des dons rares qui vous ont été accordés. » Gustave Moreau à Georges Rouault.
Mais Georges Rouault ne se rapproche ni des oppositions de couleurs pures des fauves, ni de l’austère mathématique et rythmique cubistes. Outre Rembrandt, c’est Cézanne qui le fascine. Il trouve dans l’art de Cézanne une étude amoureuse des rythmes de la nature liée à la vérité, et le mystère profond qui est en l’homme, avec les moyens qui lui sont propres.
La section de l’exposition consacrée aux couleurs des deux artistes, montre les similitudes entre leurs palettes. Henri Matisse raconte que Gustave Moreau encourageait ses élèves à penser la couleur pour elle-même, à la libérer du carcan du dessin. Il les invitait à « avoir le respect de certaines visions intérieure » et veillait à mettre ses élèves « non pas dans un chemin, mais hors des chemins ». Si la palette de Rouault évolue vers des tonalités chaudes et lumineuses, elle reste redevable à celle de son professeur.
Les toiles de Moreau et Rouault mises en vis-à-vis, témoignent également de leur amour commun pour la matière. Georges Rouault fut artisan : il reste l’homme qui aime travailler les verres du verrier ou les acides et les encres du lithographe. Dans une de ses lettres à André Suarez il écrit : « j’ai été dès l’âge de 14 ans peintre verrier jusqu’à vingt ans, je crois pouvoir devenir un excellent lithographe et un céramiste. Ce ne sont là que des moyens…pour rendre ce que je ressens. Mieux ils rendront mon émotion, plus je les adopterai avec joie ». Comme avec les couleurs, Rouault se sert donc de la matière pour traduire fidèlement ses émotions. Il travaille en pleine pâte, laissant visible les traces d’outils. La surface bosselée accroche la lumière et prend un aspect minéral.
Durant sa période de formation, Rouault peint essentiellement des sujets bibliques ou mythologiques auxquels sont professeurs et ses collègues restent attachés. Mais lorsqu’il commence à chercher son inspiration non plus dans les livres mais dans la vie même, Moreau l’encourage : « Faites mon ami ce qui vous agrée, cherchez-vous simplement et tranquillement car avec votre talent déjà grand vous n’avez pas la crainte de rester en route. Je suis tranquille à votre égard seulement soyons patient ».
Se réclamant de Daumier, de Forain, de Toulouse-Lautrec, il est un des seuls peintres français à relever d’un Expressionnisme qui l’amène à faire de sa peinture et de sa gravure « une confession ardente » selon son expression. Il y dénonce les injustices sociales et les péchés individuels. Avec autant d’amour que d’indignation, il fustige les riches, les juges, les prostituées, et érige le clown et le Christ en symboles de la condition humaine. Rouault peint la laideur du monde et surtout la laideur du fond des êtres.
Comme Matisse et Marquet, Rouault aime jouer avec les courbes de femmes, les arabesques du corps humain magnifiées comme des grandes baigneuses de Cézanne. Ces femmes, souvent des prostituées qu’ils invitaient à se chauffer dans l’atelier de Marquet leur demandant de leur servir de modèles. Il y a chez Rouault toute la distance de l’horreur et de la pitié pour ces femmes esclaves du plaisir, la tristesse de la chair, la misère de leur dégradation. Dans cette thématique Rouault est seul, il a trouvé un langage qui n’est qu’à lui, en marge de toutes les recherches de son temps.
Contrairement à Moreau qui ne se sert des paysages que pour y inscrire les figures bibliques ou mythologiques, Rouault représente la nature pour elle-même. Des paysages étrangement silencieux, parfois désolés, et toujours dans une écriture très large. Une opposition sourde de noirs et de blancs, des teintes subtilement atténuées et aux accords chaleureux qui révèlent toutes les contradictions et les luttes qui sont au cœur même de Rouault.
Comme Moreau, Rouault recrée la nature par l’imagination aux confins de son atelier. Le Nocturne chrétien sur lequel s’achève cette exposition est un bon exemple de fantaisie. Fleuve, colline, arbre, chemin, soleil couchant, etc. sont stylisés, peints sous forme simplifiée pour donner le caractère d’une vision poétique.
Dans les années 1880-1900, la diversité de la peinture religieuse s’exprime davantage dans les recherches personnelles que dans les commandes ecclésiales. Idéalisme et naturalisme ne sont plus des critères de jugement. Gustave Moreau traduit dans sa peinture toutes ses interrogations spirituelles. « L’homme [écrivait-il] n’est qu’un outil qui n’a de valeur que lorsqu’il sait se mettre au service de la main qui doit le diriger. Cette main, c’est la main de Dieu. En dehors de cette condition il ne peut rien ». Les scènes de la vie du Christ, des prophètes ou des saints représentent un quart de la production de Moreau. L’écrivain et critique d’art Huysmans affirmait d’ailleurs : « Moreau aurait pu être un grand peintre chrétien, un Angelico moderne, s’il s’était épanoui uniquement en ce sens ».
Paradoxalement, Rouault, un des rares représentants de l’avant-garde à professer sa foi et tenu en haute estime par les intellectuels chrétiens, est quasi-absent des commandes d’église. C’est dans sa peinture que les sphères sacrée et profane se confondent. Il place le Christ et l’Homme au centre de son Œuvre. Un Christ de chair et de sang qui contemple l’humanité souffrante avec une infinie pitié. Un homme dont il dépeint la déchéance mais célèbre aussi la grandeur, la bonté, accrochant sur les visages des sourires d’une indicible beauté.
Le lien entre les deux artistes dépasse largement celui de maître à élève, et ce bien après le décès de Moreau. L’exposition entend montrer non pas l’influence de l’un sur l’autre mais plutôt comment Georges Rouault a pu se rapprocher de son maître ou, au contraire, faire sécession. Le parcours éclaire ce que furent les préceptes sur lesquels Moreau fonda son enseignement à l’Ecole des beaux-arts. Et lorsqu’il affirme à son élève favori : « J’ai toujours eu et j’aurais toujours la plus extrême confiance dans votre bel avenir et dans l’éclosion complète des dons rares qui vous ont été accordés », tout est dit.
Informations pratiques
Gustave Moreau-Georges Rouault, Souvenirs d’atelier – jusqu’au 27 avril 2016
Musée national Gustave Moreau
14, rue de La Rochefoucauld
75009 Paris
Téléphone : 01 48 74 38 50
Site Internet : www.musee-moreau.fr
Horaires: Lundi, mercredi et jeudi de 10h à 12h45 et de 14h à 17h15
Vendredi, samedi et dimanche de 10h à 17h15 – Fermeture hebdomadaire le mardi
Tarifs: Plein tarif : 6 € / Tarif réduit : 4 €