Gérard Traquandi : « Ici, là » au Musée Cantini de Marseille

Ici, une toile de grand format d’un jaune acide tirant sur le vert. Là, quelques mots de l’artiste évoquant la tension vécue entre le monde et ses représentations. En face, le buste de Jules Cantini, célèbre marbrier et amateur d’art qui fit don du musée portant son nom à la cité phocéenne, au siècle dernier. En une lumineuse exposition intitulée « Ici, là », celui-ci accueille jusqu’au 26 septembre 2021 les œuvres, récentes pour la plupart, du peintre marseillais Gérard Traquandi.
Publié le 27 mai 2021

 

Ici, d’immenses peintures élaborées en atelier ; , des formats plus intimes dessinés ou aquarellés sur papier, réalisés sur le motif. Ici, la sensation colorée de la peinture ; là, le trait souple et nerveux du dessin. Ici, le vide aérien de l’espace entre les choses ; là, le plein du motif et de la forme. Ici, la vision, et là, la pensée ? Mais peut-on seulement les séparer : « Il n’y a pas de vision sans pensée », déclarait Merleau-Ponty dans L’Œil et l’Esprit. En effet, le geste du peintre ne consiste-t-il pas à « penser en peinture », selon les mots de Cézanne souvent cité par Gérard Traquandi ?

Au musée Cantini, l’accrochage est spacieux et aéré. C’est que les vastes toiles ont besoin d’espace pour rayonner. Seuls les croquis et aquarelles sont rassemblés comme autant de facettes d’une nature profuse : ici un pin elliptique, là un buisson fluide, ailleurs quelques arbres s’agrippant à un massif en dévers. Et puis des fleurs, des roches, de rares humains, la mer… Un délicat autoportrait en couleurs retient mon attention : au premier plan, un citron charnu cerné d’outremer et un fruit encore vert émergent d’un foisonnement végétal ; au second plan, le visage de l’artiste coiffé d’une casquette du même bleu flotte dans la réserve intacte du papier. Légèrement ombré, il est représenté plus petit que les fruits mais constellé de discrets reflets également verts, comme si l’homme était « l’œil éveillé et le cœur battant d’un grand corps » (1) : non pas devant mais dans la nature. Seuls points sombres, ses yeux cerclés de fines lunettes paraissent nous fixer avec insistance. Leur paire répond à celle des fruits : qui regarde qui ? On songe aux autoportraits de Bonnard, autre maître admiré de notre artiste marseillais : même pénombre noyant le visage, mêmes lunettes – accessoire correcteur de vue ô combien signifiant pour un peintre -, même jouissance de la couleur, vibration semblable de la touche…

Mais peut-on vraiment parler de plans quand sont juxtaposés : ici le peintre, hors champs le spectateur, et là ce morceau de nature représenté à mi-chemin, dans l’écart entre eux deux. Sous-jacente, l’invitation de l’artiste au visiteur à prendre le temps de goûter ce qui se donne ainsi : en jeu dans cette trinité, rien de moins qu’un appel en attente de réponse autour de cette offrande décrite par Verlaine à sa façon :

« Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches
Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous.
» (2)

Car dans cette quête d’un nouveau récit tendant vers « une conscience plus aigüe du monde », explique Traquandi, ne s’agit-il pas pour le peintre d’accorder son œil à sa main en éliminant tout savoir préalable pour enfin voir vraiment ? « Je dessine des arbres pour les regarder, pas pour les copier », poursuit l’artiste qui ajoute : « Mon travail n’est pas naturaliste. Il parle du monde. Je ne peux partir que des choses que je connais bien… de l’ordre de l’expérience. » A bien y réfléchir, sans doute ses toiles gigantesques procèdent-elles d’une expérience similaire à celle des petits formats, même si dans la sensation colorée immergeant le spectateur prédomine l’effacement de toute figuration, pourtant persistante sous forme de traces prégnantes. De sorte que peindre demeure « cette pensée qui déchiffre strictement les signes donnés dans le corps », écrit encore Merleau-Ponty (3) . Au tracé du motif saisi sur le vif répond alors la trace laissée sur la toile, plus tard dans l’atelier, comme autant d’empreintes aléatoires de matière vibrante et tactile.

Pour Gérard Traquandi, tout le défi est là : que la peinture reste un acte vivant au sein de ce jaillissement primordial de coulées, d’éclaboussures et de traînées mouvantes sur fonds de glacis colorés. Alors, face aux beautés fugaces de ce monde flottant peut surgir l’éblouissement, comme Cézanne (4) le précisait en son temps : « C’est ça que doit nous donner d’abord le tableau, une chaleur harmonieuse, un abîme où l’œil s’enfonce, une sourde germination. Un état de grâce colorée [puisque] ce sont les dessous, l’âme secrète des dessous qui, tenant tout lié, donnent cette force et cette légèreté à l’ensemble. » Dans cette non-figuration d’un art n’imitant plus la vie mais suscitant le sentiment de sa présence émerge la question d’une dimension de la peinture abstraite parfois qualifiée de spiritualisante (selon une expression empruntée à Eric de Chassey); spiritualisante en ce qu’elle coïncide avec le moment quasi-insaisissable du surgissement de quelque chose existant au péril du rien, spiritualisante en ce qu’elle invite le regardeur à un exercice contemplatif. Peut-être cet « art des choses premières qui résistent au langage » permet-il ainsi à Traquandi d’affirmer que « la lumière est une affaire de spiritualité et non de météorologie ».

Odile de Loisy

Gérard Traquandi : « Ici, là »
Musée Cantini
19, rue Grignan – 13006 Marseille
du 5 février au 26 septembre 2021

Renseignements et réservations au 04 13 94 83 30
musee-cantini@marseille.fr

_______

1) François CHENG, Œil ouvert et cœur battant. Comment envisager et dévisager la beauté, Paris, Desclée de Brouwer, 2011.
2) Paul VERLAINE, extrait de « Green », Romances sans paroles, Paris, Lepelletier, 1874.
4) Maurice MERLEAU-PONTY, L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, 1964.
5) Joachim GASQUET, Cézanne, Paris, Les Belles Lettres, 2012.

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