La très belle exposition du Grand Palais, organisée par le musée du Louvre et l’Art Institute de Chicago, permet de multiplier les approches de l’œuvre d’El Greco, mais aussi de nuancer, voire de corriger des jugements que l’on croyait définitifs. Il en est ainsi de l’étiquette « maniériste » qui le poursuit parce qu’il étirait ses figures en longueur, jusqu’à réduire Elisabeth et la Vierge Marie à d’étonnantes flammes bleues dans l’une de ses toiles ultimes, Visitation, terminée en 1613 (Dumbarton Oaks, Washington). Ce tableau n’est pas au Grand Palais, en revanche le visiteur est arrêté, dès le début du parcours, par une bouleversante Piétà venue du musée de Philadelphie , peinte entre 1570 et 1575, donc au début de son séjour à Rome, qui pose la question essentielle de l’influence durable de Michel-Ange sur le jeune artiste de vingt neuf ans.
Greco venait de passer trois ans à Venise. Il avait fréquenté l’atelier de Titien le classique, mais il avait vu aussi, et admiré, Le Tintoret le baroque qui venait d’achever l’extraordinaire Crucifixion de la Scuola Grande di San Rocco, une toile de plus de douze mètres de long sur plus de cinq mètres de hauteur. On sait que l’ambition du Tintoret était de réaliser la synthèse entre la couleur du Titien et la ligne de Michel-Ange. Greco fera sienne cette ambition, une fois logé au Palais Farnèse, où le pape Paul III avait installé ses richissimes collections, notamment de statuaire romaine. Ce n’est pas la peinture de Michel-Ange qui intéressa le Greco (il eut l’audace de faire savoir qu’il la méprisait), mais bien sa sculpture, qui le bouleversa.
On sait que l’ambition du Tintoret était de réaliser la synthèse entre la couleur du Titien et la ligne de Michel-Ange. Greco fera sienne cette ambition.
Il est assuré que la Piétà Bandini était alors présente à Rome. Le vieux maître l’avait réalisée quarante-six ans après sa Piétà en marbre blanc de 1500, chef d’œuvre absolu du classicisme (Basilique Saint Pierre). Avec la Piétà Bandini, le classicisme est oublié : Michel-Ange est devenu anticlassique selon le mot de Walter Friedlaender, et non pas maniériste. C’est cela qui déclenchera l’inspiration du Greco. Au milieu du XVIe siècle, le mysticisme de Michel-Ange était avivé par sa rencontre avec Victoria Colonna dont l’intense piété était devenue pour lui un modèle qu’il exaltait dans ses poèmes. Hanté par la fatalité du péché et en quête de miséricorde divine, il ne séparait plus son art de son cheminement spirituel. Sa grande Piétà présente quatre figures selon une structure pyramidale en pente très raide (c’est l’anticlassicisme) dont celle du sommet – Nicodème soutenant le corps du Christ – est en fait un autoportrait. Nicodème, la Vierge Marie et le corps du Christ qui tend à glisser du fait de son poids (idée reprise par Greco), forment un bloc homogène. La mère accompagne le corps abandonné de son fils, qui tend à tourner sur lui-même, dans un geste pathétique ; les deux têtes se rencontrent dramatiquement, autre idée reprise par Le Greco. Mais ce n’est plus la tête de sa mère que vient rencontrer la tête du Christ, c’est celle de Jean qui lui enlève la couronne d’épines. Même chose dans la version ultérieure du tableau, la Piétà de 1577-1580 peinte à Tolède (New York, The Hispanic Society of America).
Le Greco a trouvé en Michel-Ange un maître à la fois quant au style et quant à la spiritualité, et c’est pourquoi on peut parler de spiritualité anticlassique.
Michel-Ange a voulu exprimer le sentiment d’abandon à la puissance rédemptrice du sacrifice du Christ par laquelle lui-même renaîtra à la vie éternelle, libéré, écrivit-il dans un sonnet « d’une importune et lourde dépouille ». Le Greco a trouvé en Michel-Ange un maître à la fois quant au style et quant à la spiritualité, et c’est pourquoi on peut parler de spiritualité anticlassique. Il était âgé de un an quand s’ouvrit le Concile de Trente. Son art serait parfaitement en phase avec la spiritualité post-tridentine en Espagne, dans la continuité de l’enseignement prophétique de Michel-Ange.
C’est ce dont témoignent particulièrement certaines de ses Crucifixions : celle, monumentale, de 1597-1600 du musée du Prado (qui n’a pas été prêtée pour l’exposition de Paris) et celle de 1590 du Louvre : le Christ en croix adoré par deux donateurs. La torsion du corps du supplicié, un corps aux admirables proportions, vient directement d’un dessin à l’encre de Michel-Ange, réalisé en 1541 pour Vittoria Colonna à sa demande pour nourrir sa méditation, dessin qui se trouvait au Palais Farnèse du temps du Greco. Michel-Ange avait repris l’idée néo-platonicienne de Savonarole, son ami, selon laquelle la perfection de la beauté de l’âme se reflète dans le corps physique (Savonarole possédait dans sa cellule un crucifix inspiré du dessin du maître). Ainsi, comme dans le dessin, le Christ du Louvre et du Prado lève le regard vers le ciel et son corps n’exprime pas une souffrance intolérable comme celui de Grünewald par exemple. Le crucifié du Greco n’est autre que celui de Michel-Ange inversé, vu dans un miroir. Bien plus qu’un maniériste (c’est-à-dire celui qui exagère les solutions classiques de ses modèles), El Greco fut un grand peintre anticlassique à partir de la sculpture et du dessin de son maître inavoué, mais fondamental, Michel-Ange.
Jean-Luc Chalumeau
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