Les rêves des artistes sont persistants, tels de lancinantes obsessions ; ils s’ancrent souvent dans l’enfance, sédimentent puis ressurgissent un jour pour prendre forme, mêlés d’histoire personnelle. Parce que cela devait être. N’est-ce pas ce que l’on nomme couramment une vocation ?
Après ses études à l’Académie des beaux-arts de Sofia, Christo Vladimiroff Javacheff fuit sa Bulgarie natale étouffée par le totalitarisme pour se réfugier via Prague et Vienne à Paris, en 1958. Là, l’exilé doit gagner sa croûte : il fait la plonge et peint des portraits. Encore novice, l’artiste cherche, sa main tâtonne. Dans ses bagages de déraciné, d’heureux souvenirs – ceux, culturels et sensuels, de ses origines balkaniques, de la fabrique paternelle de tissus et des cours de dessin suivis enfant…- et d’autres, plus sombres – l’oppression soviétique, la suppression des libertés et les visites imposées aux contrées bulgares reculées qui lui donneront le goût, très tôt dit-il, des rencontres sur le terrain; le nomadisme de l’exil aussi. Mémoires enchevêtrées du corps et de l’esprit, toujours et encore.
Le jeune Christo s’efforce alors de trouver son vocabulaire: il emballe de tissus et de cordes de menus objets, des pots de peinture, ses toiles puis des meubles; empile des bidons et des barils en colonnes ou totems, en tire sa première installation en 1962 – le Rideau de fer qui obstrue la rue Visconti à Paris est le point de départ d’une œuvre singulière qui sortira désormais des galeries et des musées pour investir l’espace public. Nouveau Don Quichotte associé à sa compagne Jeanne-Claude de Guillebon, qu’il épouse bientôt, il expérimente au grand air un art novateur, entre performance et land art, au sein duquel « le processus compte plus que l’objet » déclare-t-il.
Signe d’une collaboration exemplaire qui accole leurs prénoms à partir de 1994, le couple (né le même 13 juin 1935) va dès lors déployer une énergie hors normes pour donner vie à des projets artistiques aussi déconcertants que spectaculaires : tapisser une falaise des côtes australiennes façon chaussée de géants (Wrapped Coast); dérouler une palissade de toile – dérisoire clôture contre les vents – sur 40 km en Californie (Running Fence) ; empaqueter le Pont-Neuf à Paris puis le Reichstag à Berlin, drapés de tissu plissé comme des déesses gréco-romaines; parsemer simultanément deux vallées d’une multitude de parasols bleus au Japon et jaunes aux Etats-Unis (The Umbrellas); installer 7.500 portiques (The Gates) pour déambuler dans Central Park à Manhattan ; permettre à plus d’un million de personnes de marcher sur l’eau du lac d’Iseo en Italie (The Floating Piers)…
Leur désir : donner forme à leurs rêves les plus fous pour « célébrer la liberté » au moyen de projets irrationnels assumés, systématiquement autofinancés par la vente des dessins, collages et photomontages de Christo. Leur matériau privilégié : le textile. Leur credo : l’enthousiasme. Est-il besoin de rappeler que dans l’antiquité grecque, ce dernier qualifiait le délire sacré qui saisissait l’interprète de la divinité ? Au temps démesuré de la gestation, souvent compté en dizaines d’années de tractations et collaborations innombrables, succède alors la durée éphémère de l’événement – quinze jours tout au plus. On soupçonna parfois le couple de mégalomanie ; désir de célébrité, sans doute, pour le réfugié bulgare cherchant à exister avec son alter ego, mais qu’importe : ces gestes politiques et symboliques ne furent-ils pas autant d’offrandes pour expérimenter la réalité sensorielle, en communion heureuse avec un public toujours plus vaste ?
Et comment ne pas voir, dans ces voilements et dévoilements successifs ce qui, peut-être, cachait des rêves plus secrets : ressusciter l’enfance – celle des icônes à fond d’or de l’Orient (métamorphosées en Pont Neuf « auréolé » ?), celle de l’attente et du regard nouveau porté sur le monde – choisir de révéler l’essence des lieux et des choses plutôt que leur image vide ou idolâtre, relier des solitudes au moyen d’îles, d’arcs et de ponts, se concilier les dieux… Autant d’ingrédients qui permirent à la magie de ces gestes intensément poétiques d’opérer. Trouvant leur écriture juste, entre beauté et fugacité de ce qui naît puis disparaît.
Odile de Loisy
« Christo & Jeanne-Claude : Paris ! »
Centre Pompidou à Paris
www.centrepompidou.fr
Tous les jours sauf le mardi de 11h à 21h.
Jusqu’au 19 octobre 2020
En complément au musée Würth à Erstein (67) : « Christo et Jeanne-Claude », jusqu’au 20 octobre 2020.