Aux prémices de la sculpture gothique au musée de Cluny

Déjà plus tout à fait roman, sans être encore pleinement gothique, le style qui se développe en Île de-France et au-delà de 1135 à 1150 a de quoi surprendre. Saisir l’imperceptible souffle du changement et remonter la piste des carnets de modèles qui circulaient d’un chantier à l’autre, voici le défi de l’exposition « Naissance de la sculpture gothique. Saint-Denis, Paris, Chartres 1135-1150 », présentée au musée de Cluny, musée national du Moyen Âge du 10 octobre 2018 au 7 janvier 2019.
Publié le 22 octobre 2018

Si l’art roman reste prédominant à cette époque dans la plus grande partie de l’Europe, son hégémonie est battue en brèche en Île-de-France dès les années 1140. Les chantiers de Saint-Denis, de Paris et de Chartres sont le berceau d’un art en gestation qui combine des innovations aussi bien techniques que stylistiques et iconographiques. De l’émulation entre maîtres d’œuvre, sculpteurs et commanditaires naît la première expression de la sculpture gothique, développée dans le sillage d’une architecture en mutation.

       

(à g.) Tête de statue-colonne : un prophète, abbatiale de Saint-Denis, portail sud de la façade occidentale – Calcaire lutétien (liais) / Paris, musée de Cluny
(à d.) Tête de statue-colonne : la reine de Saba, abbatiale de Saint-Denis, portail central de la façade occidentale – Calcaire lutétien (liais) / Paris, musée de Cluny 
© Service presse RMN-Grand Palais (musée de Cluny) / Michel Urtado

L’exposition bénéficie d’un espace inhabituellement et exceptionnellement grand par rapport aux espaces habituels du musée de Cluny, à la faveur des grands travaux de réaménagement du bâtiment. La circonstance confère à l’exposition les moyens de développer et d’approfondir son propos tout au long d’un parcours géographique et thématique. La réflexion est orientée autour des expérimentations dans les portails occidentaux de l’abbatiale de Saint-Denis et de la cathédrale de Chartres ; ce sont donc principalement les décors sculptés des édifices chrétiens qui sont abordés dans l’exposition (une occasion rare, par ailleurs, de pouvoir observer à hauteur d’yeux des statues colonnes ou des chapiteaux habituellement en hauteur dans les églises et cathédrales !). La sculpture pour elle-même est moins présente même si la dernière partie de l’exposition est consacrée aux « Sedes sapientae », ce type de sculpture en bois polychromé représentant la Vierge en trône portant l’enfant Jésus, type qui connaît un fort développement au XIIe siècle avec l’avènement du culte de la Vierge.

A Saint-Denis, le célèbre Abbé Suger va commander la reconstruction de l’église abbatiale d’époque carolingienne en 1135, à commencer par le portail occidental. Un chantier comme il s’en trouve par dizaines à cette époque, sauf qu’il est loin d’être anodin ici : l’Abbé Suger va donner au programme architectural et ornemental de nouvelles assises théologiques sur la base des recherches menées par l’abbaye de Saint-Denis dans ce domaine. Les sculpteurs réunis par Suger entre 1135 et 1140 pour œuvrer à cet ensemble sans précédent disposaient néanmoins de moyens peu adaptés à son ambition ; les statues-colonnes, dont seules quelques têtes ont traversé les âges (le reste fût détruit à la demande des moines en 1770 – les corps nous sont connus par les dessins d’Antoine Benoist avant la destruction, et qui viennent jalonner le parcours), sont encore fortement empreintes du style roman, tant dans leur hiératisme que dans le traitement des détails et drapés.

Chapiteau double : sirènes oiseaux affrontées dans des rinceaux, cloître de l’abbaye de Saint-Denis, Calcaire / Paris, musée de Cluny  © SERVICE PRESSE RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DE CLUNY) / MICHEL URTADO

L’innovation gothique se perçoit cependant à Saint-Denis dans des éléments secondaires de ces portails, telles les colonnettes de piédroits, porteuses d’une ornementation végétale luxuriante. Ces modèles, en plus de Saint-Denis, se retrouvent aux chevets de Sainte-Geneviève et de Saint-Martin-des-Champs, et surtout à la cathédrale de Chartres, supposant une circulation des artisans sculpteurs entre ces différents chantiers.

    

Deux statues-colonnes représentant des reines de l’Ancien Testament, cathédrale Notre-Dame de Chartres, portail central du Portail royal – Calcaire lutétien (liais) / Chartres, cathédrale Notre-Dame, trésor (DRAC Centre-Val de Loire). © DRAC Centre-Val-de-Loire / François Lauginie

C’est véritablement à Chartres que la sculpture figurée du premier art gothique va se développer pour se propager ensuite dans le bassin parisien. Les quatre statues-colonnes présentées dans l’exposition, déposées pour des raisons de conservation entre 1967 et 1974 et remplacées par des copies, ont bénéficié en 2018 d’une restauration qui révèle leurs qualités plastiques. Leur stricte immobilité, accrue par l’élongation extrême des silhouettes assujetties à la colonne, les détourne de la tradition romane encore perceptible à Saint-Denis. Les volumes du corps sont évoqués par un fin réseau de longs plis parallèles distribués de façon organique ; les figures sont animées également par l’expression intense et spiritualisée des visages. Elles ouvrent cependant la voie à ce qui sera un indicateur de l’évolution stylistiques des statues colonnes au sein de l’art gothique : l’émancipation de plus en plus perceptible de la figure par rapport à la colonne (la cathédrale de Chartres elle-même permet d’ailleurs d’en faire l’expérience, entre le portail Royal et le portail nord, que 80 ans séparent).

  

(à g.) Chapiteau d’angle à décor d’oiseaux enroulés dans des rinceaux, chevet de l’abbatiale Sainte-Geneviève de Paris – Calcaire / Paris, musée de Cluny © Service presse Rmn-Grand Palais (musée de Cluny) / Michel Urtado
(à d.) Bible dite « de Saint-Denis », Fabriquée à Chartres pour l’abbaye de Saint-Denis (?), Enluminure sur parchemin / Paris, BNF, département des Manuscrits © Philippe Plagnieux, Claudine Lautier

Le répertoire ornemental du portail Royal à Chartres tire quant à lui ses références des régions du Nivernais et du Bourbonnais, aux abbayes clunisiennes de la Charité-sur-Loire et de Souvigny. Leur style byzantinisant, qui se retrouve dans les ornements – picturaux cette fois – de la Bible chartraine de Saint-Denis, semble tributaire des réalisations du scriptorium de Cluny autour de 1100, lui-même marqué par des modèles italo-byzantins de la fin du XIe siècle.

Si l’exposition est très riche du point de vue de l’histoire de l’art, on peut regretter un certain manque d’assises théologiques sur les prémices de l’art gothique. En architecture notamment, les préceptes de la nouvelle théologie scholastique ont une influence sur le plan des églises, leurs proportions et leurs partitions ; par ailleurs, les églises et en particuliers les cathédrales gothiques sont à la fois image et symbole de la Jérusalem Céleste. A Saint-Denis, Suger développe, à partir l’étude d’un manuscrit grec des œuvres de Denys l’Aréopagite et de leur interprétation par Jean Scot Erigène, une pensée théologique qu’il va mettre en œuvre dans la construction de son église abbatiale. L’influence de ces nouveaux courants théologiques n’est pas à négliger dans le choix des programmes iconographiques ainsi que dans leur traitement.

 

Informations pratiques pour visiter l’exposition en cliquant ici.

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