En 1916 Rodin décide de donner son œuvre et ses collections à l’Etat, à la condition que l’hôtel Biron devienne à sa mort le musée Rodin. Sa motivation principale est claire, il veut que son œuvre, tous matériaux confondus, puisse servir aux générations futures, dans le prolongement de l’apprentissage et de l’éducation des artistes à laquelle il s’est employé de son vivant. C’est pourquoi exposer des sculpteurs contemporains a été une préoccupation constante du musée depuis les années 1940, et cette année du centenaire est plus que jamais dans cette continuité, avec le choix d’inviter Anselm Kiefer.
De prime abord on se demande quel lien pourrait-il y avoir entre le sculpteur de génie qui a fait entrer la sculpture dans le XXe siècle par ses travaux d’expérimentation de toute une vie, et le plasticien aux peintures extrêmement chargées émotionnellement par les destructions de la guerre et aux environnements recomposés à l’intérieur de vitrines ? Cette sensation d’incompréhension est renforcée matériellement dans l’espace d’exposition du musée, par l’absence déroutante de panneaux explicatifs et par le laconisme des cartels à l’usage du visiteur. Celui-ci devra cheminer seul, entre l’espace de l’exposition et les collections permanentes (l’un ne devant pas être vu sans l’autre, le premier étant réservé aux œuvres de Kiefer, et les secondes réservant deux espaces avec des œuvres de Rodin choisies pour entrer en résonnance avec le propos de l’exposition).
L’exposition nous apprend que Kiefer a été invité par le musée en 2013 à travailler sur l’ouvrage de Rodin Les cathédrales de France. A partir de celui-ci, il a créé plusieurs peintures monumentales de cathédrales ainsi que des « livres » dans lesquels il explore le motif de la femme, sensuelle et tentatrice, qui s’accapare le bâtiment église, dans un univers entre dévotion sacrée et jouissance profane, le tout mêlé aux expérimentations sur le marbre à la pointe du pinceau. Plus loin, dans le cabinet d’art graphique du musée, les figures féminines dessinées par Rodin et ses recherches sur l’architecture résonnent avec ce que Kiefer a voulu explorer au sein de l’exposition. De même, les décompositions systématiques de Kiefer, notamment dans ses vitrines ou bien la pratique intensive du moulage commune aux deux artistes, fait entrer en dialogue les pièces de l’exposition avec la salle du musée qui propose des plâtres exclusifs de Rodin.
La réalisation d’un tableau est un va-et-vient constant entre le rien et le quelque chose. Une alternance incessante d’un état à l’autre.
Bien sûr, le propos de l’événement Kiefer-Rodin ne se résume pas à une comparaison purement formelle du travail de Rodin et celui mené près de 100 ans plus tard par son cadet Kiefer. Si le sens peut paraitre opaque et fortuit en découvrant l’exposition, il s’impose ensuite comme une évidence : Kiefer nous montre une nouvelle manière de regarder Rodin et de le comprendre. Par leur travail de déconstruction, de morcellement, de recomposition, ils interrogent tous deux l’expérimentation artistique à son niveau le plus poussé. « La réalisation d’un tableau est un va-et-vient constant entre le rien et le quelque chose. Une alternance incessante d’un état à l’autre » (A. Kiefer, L’art survivra à ses ruines, Paris, 2011).
L’importance fondamentale de la matière est au centre de l’œuvre des deux artistes dans leur globalité, marqués tous deux par les expérimentations. Attirés par l’accident, Kiefer et Rodin explorent tous les domaines, manipulent toutes les matières et s’autorisent d’audacieuses mutations. Une même quête de sens, de sincérité et d’authenticité qui pose inlassablement une interrogation sur le monde.