Parfois, aux balcons surplombant une artère encombrée de Marseille, de longs tissus chaudement colorés claquent dans l’air saturé de bruit, de poussière et de véhicules. Rien d’étonnant en cette ville méditerranéenne, pourrait-on objecter, si ce n’est la facture artisanale de ces draps, leur nombre et leur taille démesurée… Au sein de l’atelier, des cuvettes emplies de « jus » – décoctions de matières minérales ou végétales et d’épices divers – jonchent le sol : nous voici dans la « cuisine de l’art », en cours de création, d’Adrien Vescovi.
Un art soumis aux aléas du vent et de la pluie, aux rayons du soleil et de la lune, aux phénomènes d’oxydation, vécu comme une aventure alchimique…
Dans la pièce mitoyenne, des rouleaux de tissu s’imprègnent de la rouille des traverses métalliques sur lesquelles ils baignent. « L’infusion du temps est la matière de mon travail » affirme-t-il à ce propos. Ainsi le caractère transitoire de la forme et de la matière, de même que la quête permanente d’interaction avec les éléments, sont-ils au coeur du travail d’Adrien Vescovi.
Ne parle-t-il pas de « jus de paysages » à propos des textiles qui portent la mémoire des lieux et du temps auxquels ils ont été soumis ? Son art s’empare de linges récents ou recyclés, tels ces draps anciens monogrammés, qu’il fait mariner ou mijoter pendant des heures avant de les exposer aux intempéries, puis aux regards… Un art soumis aux aléas du vent et de la pluie, aux rayons du soleil et de la lune, aux phénomènes d’oxydation, vécu comme une aventure alchimique… Un art affranchi du cadre, à la façon des tenants du mouvement Supports-Surfaces dans les années 60, comme autant d’« allégories de paysages » (dixit l’artiste), fait de vastes pans de tissus suspendus verticalement, cousus par lés ou superposés en multiples couches colorées.
L’actuelle exposition niçoise d’Adrien Vescovi a pour nom « Mnémosyne ». Car la notion de mémoire est centrale dans l’oeuvre de cet artiste né en 1981, diplômé de l’Ecole supérieure d’art de l’agglomération d’Annecy. S’y enchevêtrent toutes les strates de la mémoire. Mémoire singulière d’abord: suite à un coma en 2004, l’artiste doit élaborer des stratégies et rituels lui permettant de rassembler ses souvenirs avant de se mettre au travail. La répétition du geste – collecter, cuire, teindre, coudre… – se propose comme technique de concentration. Mémoire de la transmission familiale, ensuite, à la suite de la grand-tante qui lui enseigna la couture dont il se sert pour assembler ses toiles.
Mémoire de l’Art, en écho à Supports-Surfaces, mais également à un certain minimalisme et à un « Land-Art » qu’on pourrait dire inversé (le paysage déposant son empreinte sur l’oeuvre et non l’inverse). Mémoire du processus de macération et « devenir atmosphérique » de l’oeuvre, dont les tissus portent la trace. Mémoire du lieu, enfin. L’oeuvre d’Adrien Vescovi serait en quelque sorte l’inventaire de ces mémoires et du protocole d’élaboration de ses toiles; car l’artiste affirme n’être que le « chef d’orchestre de ce hasard maîtrisé », animé par le souci constant d’être dans la matière et non d’intervenir sur la toile, et de capter la nature dans le respect de son rythme.
L’artiste n’hésite d’ailleurs pas à parler de stigmates au sujet des empreintes qui marquent ces tissus : de quels corps ces draps se firent-ils l’abri ?
Mais qui peut vraiment dire ce que masque l’écran de ces toiles ? Dans cette attention au temps et à la lenteur des choses, n’y a-t-il, de la part d’Adrien Vescovi, que l’accueil d’une dé-maîtrise, un effacement du geste de l’artiste face à cette nature qu’il honore et sait fragile ? Et si, dans ces tissus froissés, salis, souillés ou déchirés parfois, se dessinait aussi le corps – certes absent, mais comme deviné en creux ? Déambulation du corps des visiteurs dans le labyrinthe de tissus tendus… Passages du temps et de la météo sur ces « corps-textiles » qui sont autant d’« éponges »… L’artiste n’hésite d’ailleurs pas à parler de stigmates au sujet des empreintes qui marquent ces tissus : de quels corps ces draps se firent-ils l’abri ? De quelles cicatrices ces coutures portent-elles la trace ? Le linge, dépouillé de son cadre, n’est-il pas le premier habitat de l’homme, celui qui l’accompagne tout au long de son existence, des langes au linceul – tissus creusés de plis, marbrés de veines et de sillons comme une peau ridée ? Souhaitons que de l’écran chatoyant et séduisant, Adrien Vescovi sache percer la surface pour un « au-delà » encore à découvrir…
Odile de Loisy
Actualité d’Adrien Vescovi :
Adrien Vescovi « Mnémosyne », Galerie des Ponchettes (MAMAC, Hors-les-murs)
exposition du 9 mars au 8 septembre 2019
Adrien Vescovi, Musée d’art contemporain de la Haute-Vienne – Château de Rochechouart : exposition de juillet à décembre 2019