Un œil de lumière scrute une forêt. « Y a quelqu’un ? » Je suis seul. Au ventre de la nuit, à son ombilic. L’obscurité trouée laisse deviner des troncs d’arbres ; un gros rocher fait le dos rond face à leur verticalité. Autour, les ténèbres résistent. Leur image granuleuse fait écran à l’illusion d’un regard pénétrant suscitée par la tache de lumière. On ne saura pas si le film est en couleurs : « la nuit, tous les chats sont gris… »
Le lent déplacement s’avère, à la longue, circulaire. Un panoramique de 360°, rigoureusement horizontal et régulier plane à la surface de l’abîme. Cette projection de lumière, analogue à l’image vidéo projetée, est-ce que mon regard l’allume ou la suit, la suscite ou s’y abandonne ? VEILLÉE, vidéo silencieuse de 6’33 est signée Anne-Charlotte Finel. Une épure.
C’est un mur, ni peint ni apprêté, qui reçoit cette projection. Un mur de la gigantesque halle Girard, une ancienne chaudronnerie lyonnaise. Le Palais de Tokyo y propose, en partenariat avec la Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent, « Le parfait flâneur. » (1) Une exposition très soignée d’une sélection de jeunes artistes français ou résidant en France. Dans cette ruine de la modernité, leur travail prend un précieux relief.
Anne-Charlotte Finel montre aussi une vidéo sonore (5’44’’ en boucle, musique de Luc Kheradmand). Plus centrale et projetée sur un large écran suspendu dans l’espace grandiose de la halle, ENTRE CHIEN ET LOUP effleure respectueusement la vie sauvage. Approche vaguement paradisiaque de biches (ou de chevreuils) qui nous observent, à l’affût. Dans la pénombre du petit matin, probablement. Magnifiée par l’aurore, l’illusion d’une intimité avec la vie sauvage doit céder à la proximité d’immeubles éclairés et, ô ironie, à la course d’un jogger matinal. Familiarité possible et prometteuse ou déchéance d’un rêve désormais utopique ? Et crépusculaire. Charme et déception se donnent ensemble, mais le charme de cet entre deux l’emporte tout de même. ENTRE CHIEN ET LOUP nous situe non seulement entre le domestique et le sauvage, entre la nuit et le jour mais aussi entre présence et représentation : formellement le manque de lumière donne à l’image un gros grain (le même que pour VEILLÉE) qui ramène perpétuellement l’illusion de la représentation à la présence de l’écran, et le regard spectateur à l’exigence d’une méditation, au moins d’une distanciation. (2)
On a beaucoup de mal à retrouver une telle exigence dans et autour de la XIIIème Biennale d’art contemporain de Lyon intitulée : « La vie moderne. » La vie moderne, tu parles d’un titre ! À mes oreilles, le mot « moderne » sonne ringard, rétro, un peu kitch, pardon je veux dire « vintage ». Un comble, non ?!
Pour cette nouvelle trilogie 2015 – 2019, on peut comprendre que Thierry Raspail, directeur artistique de la Biennale de Lyon depuis 1991, ait voulu se débarrasser du » contemporain ‘’ trop souvent soumis à l’idolâtrie du Marché et à de ridicules snobismes. Mais en proposant au commissaire invité, Ralph Rugoff, le mot « moderne, » ne le soumettait-il pas à la bonne vieille idolâtrie du Progrès et, pire, de sa dérision ?
Les temps modernes, c’est Charlot. Et si l’histoire moderne commence avec Descartes, et la querelle des Anciens et des Modernes, c’est-à-dire au XVIIème siècle, « l’époque moderne, » elle, signe la fin du Moyen-âge. Quant à « l’art moderne, » il sent bon le XXème siècle, le baby boom et les trente glorieuses.
Eh bien, à l’unisson, la 13ème Biennale d’art contemporain de Lyon m’apparaît bien usée, un peu terne, contrairement à plusieurs éditions précédentes. Malgré l’insistance sur l’ironie d’un tel titre, son second degré – genre « on n’est pas dupes » – malgré la multiplication des « créations pour la Biennale » résolument soulignées par les cartels, l’ambiance globale ne dépasse guère le désenchantement. Beaucoup plus que la contestation du progrès identifié à la consommation et à la croissance perpétuelle, emblématique d’une modernité déjà dépassée, on attendrait d’un tel rendez-vous artistique un minimum d’ouvertures prophétiques. Et même, qui sait, la grâce d’entrevoir un éclat de vie éternelle. Alors, vous comprenez, la vie moderne… (3)
Mais dans la profusion des propositions – malgré tout de taille modeste par rapport à son aînée vénitienne – quelques perles rares paraissent d’autant plus précieuses. Parmi les sept expositions visitées deux se déroulent dans des ruines de la modernité. Après la halle Girard, l’ancienne Capitainerie, sans eau ni électricité, littéralement abandonnée, accueille « Passage. » Quasiment le degré zéro de l’exposition. À la maigre lumière d’une lampe tempête à pile munie d’un éclairage LED on peut découvrir, un petit diptyque de Marc Desgrandchamps et retrouver le travail de Thibault Brunet. Ses éléments de paysages sortis tout droit des décors de jeux vidéo fascinent. Trop réels, ou quelque chose comme ça, ils dérangent mon regard et l’élèvent. Photo gigantesque collée sur la façade, et à l’étage, minutieuses impressions numériques sur papier de bâtiments extirpés de Google Earth auxquels il rajoute seulement une ombre portée : l’imaginaire silencieux de Thibault Brunet me promet un au-delà de la rumeur et du factice (4, 5) Et plus encore un au-delà du désert.
Parmi les perles rares de l’exposition « La vie moderne » proprement dite, je retiens celle de Laura Lamiel, extrêmement intrigante. (6) L’usage inhabituel du cuivre et de miroirs sans tain suscitent au moins la curiosité.
Deux cabanes en verre, à peine plus grandes que des vitrines de grands magasins, éclairées par un sol de tubes de néon, côtoient des tables. L’une est encombrée de livres et d’objets personnels patinés par le temps. Sur l’autre, juste une petite lampe éclaire une boîte blanche dans laquelle est écrit : « avoir lieu ». Le jeu des reflets et des transparences mélange intérieur et extérieur de façon quasi inextricable. Non loin, deux tabourets attendent à une table en cuivre où reposent deux tasses de porcelaine blanche sur leur soucoupe et un épais cahier rouge. Comme le fantôme d’une présence humaine. Une connivence d’intimités voilées-dévoilées ? La froideur du cuivre, métal conducteur par excellence me suggère autant la chaleur. L’enfermement des cellules sans porte ouvre à l’intériorité. Ici, la solitude va par deux ! L’artiste, elle, affirme vouloir « opposer les contraires en toute clarté. » (7)
Le puissant éclairage par le sol m’évoque « 2001, l’odyssée de l’espace » et sa vision finale d’une autre dimension de l’espace et du temps, au-delà de Jupiter. Les œuvres de Laura Lamiel semblent plutôt en désigner la proximité, au prix d’une attention sensible. Tout un rapport au monde, fait de délicatesse et de gravité, s’offrirait ainsi à qui sait habiter en poète.
A l’instar du regard instauré par la caméra d’Anne Charlotte Finel, « les ténèbres couvraient l’abîme et le souffle de Dieu planait à la surface des eaux » aux origines de la Création (Gn. 1,2). L’Esprit Créateur ordonne en cosmos le chaos initial. « Que la lumière soit… et Dieu vit que cela était beau. » La création artistique inspirée, habitée par l’Esprit, côtoie par moments fugitifs l’aube de la Création.
« A l’impossible nul n’est tenu, » sauf l’art. Celui de Laura Lamiel et d’Anne-Charlotte Finel relève le défi avec subtilité, mieux, avec grâce. On ose parler de « création artistique » quand se laisse entrevoir ainsi l’espérance du vraiment nouveau, ancré dans un immuable fondateur, un immémorial. On est loin de la vie moderne. « La clé du moderne est cachée dans l’immémorial et le préhistorique… [être contemporain] cela signifie être capable non seulement de fixer le regard sur l’obscurité de l’époque, mais aussi de percevoir dans cette obscurité une lumière qui, dirigée vers nous, s’éloigne infiniment. » Ainsi Giorgio Agamben esquisse le contemporain. C’est dans le retour à l’archaïque que certaines œuvres dépassent la geste contestataire pour entrer dans la spécificité du contemporain. Pour enfin entrer en art.
Au fond Thierry Raspail n’aurait peut-être pas dû se débarrasser du » contemporain. ‘’
P. Michel Brière
Au service du Monde de l’art, Paris et aumôner des Beaux-Arts