Le lieu d’origine, la date et l’auteur de cette peinture sur toile (201 x 161 cm) nous étant inconnus, ouvrons grands nos yeux pour tenter d’entrapercevoir son mystère. Voici d’abord une œuvre dont la navrante conservation, et son aspect inachevé, peuvent éloigner un regard hâtif. A contrario, ce premier constat pourrait induire ce sentiment de compassion cher à tout ami des arts pour ces œuvres que les ans, et la mégarde des hommes, ont blessées.
Demeurant devant le tableau, plus perceptible par photographies (tel ce corps crucifié qui apparut sur le Suaire de Turin), nous sommes étonnés de voir germer en nous une heureuse curiosité :
♦ Qui sont ces personnages qui se détachent de cette brune obscurité, et que font-ils qui puisse susciter notre intérêt ?
♦ Quel pourrait être le thème recherché par l’artiste, et son commanditaire ?
♦Ceci nous permettra de tenter d’en discerner le contexte, et peut-être l’époque, approximative, de sa réalisation ?
Qui sont-ils et que font-ils ?
Au centre, la Vierge Marie vêtue, avec noble simplicité, d’une robe bleue et d’une tunique rouge, ses couleurs traditionnelles, un large voile encadrant son fin visage au long cou, et laissant apparaître ses cheveux bruns. Elle tient sur ses genoux « son fils premier né » (Luc 2, 7), dont le visage et les cheveux peignent un petit garçon à un âge plus mûr qu’un nouveau-né. Ce fut souvent le choix des artistes pour souligner la Sagesse dont l’enfant de la crèche est, par nature divine, l’origine (Proverbes 8, 22-31, la Sagesse et la création, qu’une lecture chrétienne identifie comme la préfiguration du Verbe de Dieu).
La Vierge et son Fils, sans fixer le spectateur, cherchent toutefois à éveiller son attention sur l’action qui se déroule à leurs pieds. Dans un récipient (marbre, porphyre, poterie ?), sorte de petite baignoire, une jeune femme au doux visage, vêtue avec une élégante simplicité, tient une jarre à col resserré (cuivre, poterie ?), dont elle verse de l’eau, avec une attention émue, dans la petite baignoire. Tenant sa jarre sur ses genoux, elle offre, au cœur du tableau, un pendant harmonieux à la Mère et l’Enfant.
Tendant sa main gauche près de l’eau qui s’écoule de la jarre, Marie en vérifie-t-elle la température ? Sa main ne touchant pas l’eau, elle semble plutôt, d’un regard délicat, orienter le nôtre vers cette eau versée à l’usage de son Fils. Alors, quelle importance, quel sens, la Mère et son Fils, qui quête tout autant notre attention, pourraient-ils chercher à donner à cette scène ?
Avant de tenter de répondre, continuons à faire connaissance avec les autres personnages entourant Marie, Jésus, et la servante versant l’eau. Dans le fond à gauche, une adolescente dont le regard nous oriente, aussi, vers la Mère et l’Enfant. Près d’elle, derrière la Vierge, une servante porte, à hauteur de visage, un panier en jonc débordant de linges, assurément pour les nécessités du bain. Ils peuvent aussi rappeler les langes dont la Vierge enveloppa son Fils, suivant le récit de l’évangile selon saint Luc : « (Marie) accoucha de son fils premier-né, l’emmaillota et le déposa dans une mangeoire » (Luc 2, 7).
Au-dessus de tous les personnages, comme en surplomb dans la pénombre, et fort effacé, un visage semble se profiler ? S’il en est ainsi, quel serait-il ? Mystère.
Derrière la servante versant l’eau, saint Joseph aux cheveux aussi blancs que la barbe, mais dont le visage n’est pas vieilli à l’extrême, comme le plus souvent avant la Renaissance. Il n’est pas non plus assoupi dans un songe où Dieu affectionne à le visiter (Matthieu 1 et 2), mais bien éveillé. Le dos solide comme cet arc roman auquel il paraît s’appuyer, son regard nous tourne vers le panier de linge auquel il donne toute l’attention d’un père pour le bain de son enfant. Remarquons son oreille gauche, celle du cœur, tournée vers sa Sainte Famille, mais aussi vers nous. Elle nous redit combien cet humble artisan de village, le plus discret et le plus essentiel, après son épouse, des serviteurs de Dieu, est l’homme de l’écoute, et de l’accomplissement de la Parole écoutée.
« Vous verrez le Fils de l’homme siéger à la droite du Tout-Puissant » (Marc 14, 61)
Mais, hormis cette mise en scène charmante d’authenticité détaillée, quel pourrait en être le sens, dans la foi chrétienne et catholique ?
Seul l’évangile selon Luc évoque ce geste maternel, et si concret : « Marie mit au monde son fils premier-né ; elle l’emmaillota et le coucha dans une mangeoire » (Luc 2,7). Mais il n’est pas question de bain, ni dans l’évangile selon saint Matthieu, qui commence aussi par la conception, et l’enfance du Christ Jésus. Alors, pourquoi tant d’artistes, dès les premières représentations de la Nativité, relatent-ils ce bain de l’Enfant ?
De façon un peu hâtive, pour justifier cet épisode du bain de Jésus à sa naissance, on argumente qu’il vient du Protévangile de Jacques, apocryphe de la seconde moitié du IIe siècle, ou de l’évangile du Pseudo-Matthieu, apocryphe du VIIe siècle. Ou encore de La Légende Dorée de Jacques de Voragine, dominicain du XIIIe siècle.
Mais ces écrits ne relatent jamais l’épisode du bain. Ils racontent l’intervention, à la demande de Joseph, de deux sage-femmes pour l’accouchement de Marie, deux témoins de sa virginité. Rappelons, pour comprendre ce détail assez impudique, que la conception virginale de Jésus fut, dès la fin du premier siècle, contestée, et ainsi sa divinité (cf. 1 Jean 4, 1s). A l’aurore du christianisme, nombreuses furent les hérésies tentant de réduire la personne de Jésus à sa seule humanité ou, a contrario, un Dieu qui fit semblant d’être homme, ou encore un homme adopté par Dieu à la fin de sa mission. La parole éternelle de Dieu ne se serait alors jamais véritablement faite chair. Ces hérésies permirent à l’Église des premiers siècles, d’affirmer, et de préciser les deux natures du Christ. Faisons mémoire de la synthèse de cette foi définie au concile œcuménique de Chalcédoine, en 451 : « Nous enseignons unanimement à confesser un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus-Christ, le même parfait en divinité et parfait en humanité », qui ajoute que l’union des deux natures est « sans confusion, sans changement, sans division, sans séparation ».
L’art ainsi se précisa avec les dogmes de l’Église, s’efforçant de confesser la divinité de l’Enfant qui venait de naître et, de façon concomitante, son humanité, à savoir une naissance semblable à tout « Fils de l’homme », expression littéraire de la première Alliance chère à Jésus, puisque chez les quatre évangélistes, c’est par celle-ci qu’il se « peint » lui-même.
« Dans les Évangiles, l’expression Fils de l’homme apparaît plus de 70 fois. Et exclusivement sur les lèvres de Jésus ! On peut donc penser que les évangélistes ont retenu là une de ses expressions typiques. Pourquoi Jésus se présente-t-il ainsi ? Peut-être à cause de l’ambiguïté du titre. Car il peut être compris dans un sens banal : Jésus est « fils de l’homme », au sens où il est pleinement homme, enraciné dans une descendance, rattaché à une famille, des amis, un métier, un village… Il vit discrètement, sans revendiquer sa filiation divine.
Mais l’expression renferme aussi une allusion nette à l’apocalyptique que tout juif est susceptible d’entendre. Elle laisse entrevoir l’autre face, plus mystérieuse, de son identité. Cet homme a un rapport particulier à Dieu qui « a mis en lui tout son amour ». Il est le Fils de Dieu. L’expression laisse donc ses interlocuteurs libres. Libres d’ignorer qui est Jésus, de le questionner sur son identité ou de se mettre à sa suite. Finalement : celui qui a des oreilles qu’il entende ! » (Journal La Croix, 13 octobre 2014).
Pour confesser cette naissance de Dieu dans la condition humaine, Marie est souvent représentée allongée, comme toute femme après un accouchement, et son Fils enveloppé de langes, et souvent placé au-dessus d’elle, soulignant qu’il est, aussi, le Créateur du genre humain. Quant à l’épisode du bain, il confirme la pleine humanité du Christ qui, comme tous les nouveau-nés, doit être lavé. Certes, ce bain est, dans les œuvres étudiées, donné par deux femmes, mais ce n’est qu’un simple écho aux apocryphes précités.
Des exemples pour colorer nos propos :
– A l’époque romane, un bas-relief représentant la Nativité sur la façade de Notre-Dame-la-Grande de Poitiers, XIIe siècle : Marie vient d’accoucher et son fils est près d’elle enveloppé de langes, tandis qu’une image dans l’image, nous le dévoile baigné par les deux sage-femmes, dans un baquet dont la forme rappelle une cuve baptismale, ou un calice.
– Au Louvre, Guido de Sienne, XIIIe siècle : l’Enfant est baigné par les deux sage-femmes, Marie est allongée en dessous son Fils, et Joseph est à l’écart, tournant le dos à la scène, confirmant ainsi qu’il n’est pas intervenu dans la conception de l’Enfant.
– L’icône du moine Andreï Roublev, à la cathédrale de l’Annonciation du Kremlin à Moscou, vers 1410. Le bain est préparé en bas à droite par les deux sage-femmes. Joseph est à l’écart dans un coin, et dans un entretien avec un étrange personnage (le tentateur ?)
– Pour approfondir, se reporter à l’étude remarquable d’Eliane Gondinet-Wallstein : Noël sous le regard des peintres, Mame, 1996.
Que ce tableau nous révèle-t-il de son mystère ?
Revenant à notre tableau, Le Bain de l’Enfant, notons les différences avec les siècles passés, et tentons d’entendre autant que voir, ce qu’il nous révèle de son mystère.
– D’abord le thème est devenu exceptionnel à la Renaissance, comme à l’époque baroque.
– Marie n’est plus seule, allongée, participant de loin au bain de son Fils. Dans notre tableau, c’est elle qui se tient au centre du tableau, et de sa main c’est elle qui opère ce geste, presque liturgique, d’orienter notre attention sur l’eau versée pour le bain.
– Les sage-femmes sont devenues d’humbles servantes, au nombre de trois, ce qui nous éloigne des textes apocryphes, dont le concile de Trente (1545-1563) avait demandé aux artistes de s’écarter, en ne s’inspirant désormais que des textes canoniques, et des récits enseignés par l’Église (les vies des saints, notamment).
– Dans notre tableau, la présence de Marie avec son Fils est centrale, les femmes préparant le bain, ses auxiliaires ; et Joseph participe, humblement certes, mais bien présent, à ce bain de tous les « fils de l’homme ». Mais à l’heure de notre tableau, il n’est plus temps de discuter sur les deux natures du Christ, ni de la conception virginale du Verbe éternel dans le sein de Marie (ADN de toutes les Églises chrétiennes, catholiques, orthodoxes, et protestantes), mais de confesser la mission première, et continuée dans la communion des saints, des Parents de Jésus, car c’est bien ainsi que Marie voit son époux : « Vois, ton père et moi nous te cherchons tout angoissés » (Luc 2, 48).
Marie dont la place et la mission sont contestées dans la crise religieuse que souffre toute la chrétienté après la publication des thèses de Luther en 1517, Marie Mère de Dieu nous invite ici à prendre soin, avec son époux Joseph, et les servantes, de la personne de son Fils au cœur de son Église. Et si Jésus n’a plus besoin d’être lavé, bien sûr, il nécessite de prendre chair aussi en nous, ce que nous accomplissons en le servant en son Église, que représentent tous les personnages du tableau. Des personnes humbles et belles, attentives et délicates, chacune et ensemble formant le corps du Christ.
Enfin, saint Joseph qui fut des siècles, tant dans la dévotion des fidèles que dans l’art, dans l’ombre de sa Sainte Famille. Jusqu’au XVI siècle, il est le plus souvent vieux, en retrait, jusqu’à la Contre-Réforme. Il faut attendre le concile de Trente (1545-1563) pour que la foi de Joseph soit mise en exergue. Ainsi, va fleurir sous les pinceaux des artistes, ce père humain qui devient, en ce temps de rupture avec le protestantisme naissant, le modèle de la foi catholique, qui est d’accueillir chez lui, et de prendre soin du fils de l’Eternel, et de sa mère : « Joseph, fils de David, prends avec toi l’enfant et sa mère » (3 fois en Matthieu).
En ce XVIe, saint Joseph devient le patron de la Bonne Mort, et monastères, églises, et œuvres d’art lui sont consacrés pour la première fois. L’essor de sa dévotion est spectaculaire, et l’on peut estimer qu’il ne se rencontre pas, dans toute l’Église, de saint aussi longtemps négligé, avant de figurer parmi les plus invoqués.
« La Sainte Vierge est le chemin pour aller à Notre-Seigneur »
Pour conclure, voici un tableau, certes fort endommagé, dont on peut situer le début de sa réalisation (inachevée, on l’a dit), dans le courant de la mise en œuvre du Concile de Trente, ce temps de la Contre-Réforme de la fin du XVIe siècle, et se déploie tout au long du XVIIe siècle, dans les clairs obscurs du Greco, du Caravage, de George de La Tour, de Rembrandt…
Voici un tableau qui aurait touché, par sa modestie et la place harmonieuse de chaque personnage, mais avant tout par la place de Marie, saint Louis-Marie Grignion de Montfort (1673†1716), qui par son Traité de la Vraie Dévotion à la Vierge Marie (1712), inspira saint Jean-Paul II pour sa devise épiscopale, et papale : « Totus Tuus ego sum et omnia mea tua sunt. Accipio Te in mea omnia ! : Je suis tout à toi, et tout ce que j’ai est à toi. Sois mon guide en tout. » Dans son livre Entrez dans l’Espérance (1994), Jean-Paul II explique son choix : « Grâce à saint Louis-Marie Grignion de Montfort, j’ai compris que l’authentique dévotion à la Mère de Dieu est véritablement christocentrique, profondément enracinée dans le mystère trinitaire, et dans ceux de l’incarnation et de la rédemption ».
En résonnance à notre tableau, nous aimons à citer encore ce grand mystique de l’Ecole française de spiritualité (courant issu de la Réforme catholique du XVIIe siècle) :
« La Sainte Vierge est le moyen dont Notre-Seigneur s’est servi pour venir à nous ; c’est aussi le moyen dont nous devons nous servir pour aller à lui (car) la plus forte inclination de Marie est de nous unir à Jésus-Christ, son Fils, et la plus forte inclination du Fils est qu’on vienne à lui par sa saint Mère : la Sainte Vierge est le chemin pour aller à Notre-Seigneur » (saint Louis-Marie Grignion de Montfort, Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge, § 75).
Abbé Axel Isabey, Service Foi et art du diocèse de Besançon
en collaboration avec Théo Foltzer, étudiant en histoire de l’art et volontaire en service civique auprès des Amis de la cathédrale Saint-Jean de Besançon et de son trésor.