L’atelier d’ornements liturgiques fut mené de front par deux jeunes moines – dom Sironval et dom Courbet -, qui manifestèrent un grand esprit de curiosité et d’ouverture face à la modernité artistique de leur temps. Vivant cloitrés, c’est sous le mode livresque que les deux hommes ont puisé toute leur inspiration : la bibliothèque du monastère détient – parmi plusieurs ouvrages d’art et de décoration – le précieux Rapport de l’Exposition des Arts décoratifs de Paris de 1925, treize volumes richement illustrés dans lesquels ils ont trouvé et réinterprété un grand nombre de motifs et de recherches plastiques. Les chasubles réalisées manifestent sans ambiguïté leur filiation: rythmiques picturales à la Delaunay, angulisme et stylisation typiquement Art déco, ampleur théâtrale des silhouettes à la Paul Poiret, exotisme flamboyant des Ballets russes.
L’atelier se détourne du symbolisme religieux au profit d’un langage esthétique abstrait, basé sur une harmonie formelle et chromatique. Comme l’énonce Dom Courbet dans un article publié en 1937 chez l’Artisan liturgique, il s’agit d’« un symbolisme plus profond parce qu’il découle de la nature même des choses » ; celui-ci « agit toujours, souvent d’une manière inconsciente, mais infaillible, sur tous les hommes, d’où qu’ils viennent et de quelque milieu qu’ils soient. C’est ainsi qu’une ligne verticale donne l’impression de l’élan, donc de la prière ; qu’une ligne courbe inspire le calme, la paix, le recueillement. Chacun sait que le rouge excite et stimule, tandis que le vert apaise et repose. » (1).
Si la modernité des ornements peut surprendre, il faut rappeler qu’à de nombreuses époques, le vestiaire liturgique s’est inspiré du monde profane : chasuble directement inspirée de la toge à l’époque paléochrétienne, tissus orientaux figurant un bestiaire fantastique, étoffes fleuries du XVIIIe siècle employées indifféremment pour l’Église ou les robes féminines.
Néanmoins, l’entre-deux-guerres marque une époque de basculement, une ère de sécularisation où la modernité se teinte de dissidence, voire parfois d’anti-catholicisme : les lamés de soie utilisés pour les chasubles sont aussi ceux des danseuses se déchainant aux sons des orchestres jazz ; les motifs exotiques et les couleurs tranchées ont porté les convulsions du Faune, la charge dissonante et sexuelle des Ballets russes ; le langage géométrisant, fragmenté, évoque tour à tour le cubisme, la production industrielle, et en filigrane des bouleversements sociétaux et philosophiques.
Il convient donc de mesurer l’intelligence de l’atelier de l’abbaye Saint-Wandrille, où les moines surent dépasser des considérations d’ordre moral pour s’atteler à l’exploration de nouvelles formes d’expression du Beau : une valeur universelle où converge le sacré et le profane.
1. Dom Courbet, « L’abbaye de Saint-Wandrille, ses artisans au XXe siècle », L’artisan liturgique, n°46, Juillet-Août-Septembre 1937, p.969
Informations pratiques:
Trésors de l’Abbaye Saint-Wandrille, de l’art déco aux années 1950
La Fabrique des Savoirs, Elbeuf
14 juin – 21 sept. 2014
Préparez votre visite: st-wandrille.com
2. Pour ceux qui ne pourraient se déplacer, le catalogue donne accès à de nombreuses reproductions et des articles scientifiques pointus. Vous pouvez en feuilleter quelques pages ici : www.boutique.pointdevues.com
Par ailleurs, les actes du colloque qui s’est tenu le 21 juin dernier en regard de l’exposition seront disponibles courant 2015 aux Presses Universitaires de Rouen-Le Havre.