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Un lieu pour une utopie chrétienne : le Carmel de Saint-Saulve

Au Carmel de Saint-Saulve, ce sont les 50 ans de la construction qui ont été fêtés en 2016. Pour cette occasion, plusieurs manifestations organisées par les carmélites ont permis de raviver une admiration justifiée pour une architecture d’avant-garde. Son auteur, Pierre Szekely, s’inspire nettement du Corbusier par la production de volumes inédits. La maîtrise de la technique du béton, ainsi que le souffle qui contraint ce matériau selon des lignes géométriques remarquables (courbes et anguleuses, concaves ou convexes), sont mis au service d’espaces dont les formes lyriques racontent une histoire : celle de l’assemblement des lieux pour signifier le lieu ecclésial majeur de la demeure de Dieu parmi les hommes. Par la géométrie, l’abstraction divine se fait sensible.
Publié le 20 juin 2017

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La construction d’une église pour un monastère s’inscrit dans une longue tradition, tant en Orient qu’en Occident. Les moines ont sans doute largement contribué à l’innovation architecturale par la réinvention permanente de la formule basilicale. A Saint-Saulve, il n’est pas question de reproduire l’un des chefs d’œuvre de l’histoire mais de parler la langue du 20ème siècle. Le style adopté est résolument en phase avec les recherches stylistiques cubistes, notamment celles qui recherchent l’unité par la déconstruction et la recomposition. Faut-il voir là une prise en compte des guerres dévastatrices, et de l’effort de reconstruction qui a succédé, pour tenter d’édifier avec les morceaux épars une nouvelle maison commune. Le Corbusier a ouvert dans ce sens des voies d’une fécondité extraordinaire. Il est particulièrement émouvant de voir un Carmel se construire en adoptant les formes de notre temps. Le lieu marque la présence de Dieu au milieu des cellules sans doute, au milieu de la cité troublée et toujours confrontée à des forces de destruction très violentes, plus encore.

La chapelle du carmel © Carmel Saint-Saulve

Après une visite de l’église construite par Le Corbusier à Ronchamp, les moniales de Saint-Saulve font le choix d’une architecture novatrice. Une sœur (Sr Madeleine) a fait les Beaux-Arts et connaît l’importance de choisir un artiste de qualité. Sur les conseils de Mr l’Abbé G.Devred, membre de la Commission d’Art Sacré du diocèse, un dialogue s’engage avec un sculpteur de renom : Pierre Szekely. Après un séjour exceptionnel à l‘intérieur du monastère il « sculpte » un plan masse de plusieurs volumes articulés les uns aux autres de façon organique pour rendre visible le culte quotidien au centre de la vie carmélitaine. Avec l’architecte Claude Guislain, qui a déjà construit un lotissement à Valenciennes, ils réalisent le projet en près de 3 ans.

Plan des fondations sur le mur extérieur de la chapelle © Carmel Saint-Saulve

Pierre Szekely mérite d’être mieux connu (Le Musée des Ursulines de Macon l’expose en permanence). On peut lire sur une pierre de la carrière de granit de La Clarté à Perros-Guirec sa profession de foi : « Mes sculptures sont sans exception des archétypes contemporains donc intemporels. Le granit dur et durable convient à merveille pour véhiculer le temps. Si par bonheur elles existaient encore dans 3000 ans, ma seule ambition est qu’on les regarde avec autant de plaisir que j’en éprouve à contempler les granits sculptés préhistoriques ». Enracinées, parfois massivement, dans le sol, ses œuvres cherchent le ciel, et déploient une harmonie géométrisée entre l’univers et la nature humaine. Les formes premières, carrés, cercles, triangles, parallèles, s’inscrivent autant sur la pierre que dans le vitrail, la peinture, la céramique. Elles se veulent minimalistes pour mieux rendre l’essence primordiale de la vie qui transcende les matières les plus résistantes à l’Esprit. Sa vocation d’artiste émerge en Hongrie où il est né en 1923, à l’école d’Hannah Dallos (exécutée par les nazis), inspiratrice des fameux Dialogue avec l’ange (1943-1944), dont la postérité chez les artistes et les intellectuels est très importante.

Le style adopté est résolument en phase avec les recherches stylistiques cubistes, notam-ment celles qui recherchent l’unité par la déconstruction et la recomposition.

Les carmélites ont été audacieuses de passer commande à cet artiste et ainsi de s’aventurer sur des chemins très éloignés des traditions architecturales classiques plus policées. L’œuvre de Szekely avait, dans les années 1955, surpris les autorités ecclésiastiques : l’archevêque de Reims sur l’injonction du Vatican avait fait retiré le calvaire, le chemin de croix et les fonts baptismaux de l’église Saint-Nicolas de Fossé, dans les Ardennes, œuvres jugées indignes du culte divin ! Elle est aujourd’hui classée Monument Historique et les œuvres de Pierre et Véra Szekely, d’André Borderie ont été restaurées avec grand soin en même temps que l’église.

© Carmel Saint-Saulve
Vue d’ensemble

Dès l’arrivée dans le domaine du monastère on est frappé par le contraste entre la résidence du siècle dernier et l’ensemble moderne de la chapelle, relié directement à la rue par un beau cheminement dans le jardin et aussi au monastère par une galerie intérieure. Les volumes extérieurs sont nombreux et disent dès le premier abord les fonctions de chaque espace. Sur le mur qui se donne à voir en premier, un plan en creux est gravé, à la manière du modulor du Corbu à Firminy ou à La Tourette par exemple : toutes les parties s’articulent selon des lois de proportions harmonieuses rigoureuses.

Le sanctuaire s’impose en élévation : il domine l’agrégation complexe des formes et donne à l’ensemble la hauteur qui lui convient. Mais avant d’y parvenir au terme d’un cheminement par étape, d’autres masses s’imposent, mystérieuses. A commencer par le bâtiment à gauche qui sert de clocher et de narthex. Telle une étrave de navire arrivé à bon port, il s’impose par des dimensions importantes et surtout par une jonction de lignes brisées ovales et droites et une combinaison de surfaces planes et courbes, qui pointent vers le ciel. Ce volume est sans doute gratuit du point de vue de l’utilité mais invite à la recherche intérieure et se pose comme la clé musicale de l’ensemble.

La plus belle vue est réservée aux religieuses : elles voient l’ensemble depuis leurs cellules, mais surtout elles voient la variété et l’enchainement des volumes. A commencer par le clocher-narthex qui fait office de sas entre la vie conventuelle et la liturgie. Puis le magnifique jeu de courbe et de contre courbe, quand le cylindre du chœur des moniales vient embrasser et contenir l’immense cylindre ouvert en hauteur du chœur.

© Carmel Saint-Saulve
Le sanctuaire

Situé à la charnière de l’espace réservé aux religieuses et de celui offert aux fidèles, l’autel fait l’unité de l’ensemble. Les formes concaves de l’architecture se transforment en formes convexes, comme si l’ouverture béante des murs trouvait leur résolution dans la courbure de l’emmarchement de l’autel. Le volume de celui-ci reprend la dynamique des métamorphoses volumétriques typiques de Szekely : le glissement du carré sur la face célébrant au cylindre sur la face assemblée. Traité avec art, l’épannelage des arêtes deviennent des arrondis plus aériens. Un petit carré en creux sur le demi-cylindre du côté principal rappelle le jeu des proportions géométriques de l’autel de l’icône de la Trinité de Roublev.

Le chœur monastique communique avec la nef des fidèles uniquement par l’espace du sacrement. La clôture est marquée par le déploiement d’une résille métallique très fine qui ne ferme pas les espaces mais les distinguent. Cette unité renvoie à la louange liturgique et au geste de l’offrande de l’hostie ronde, seule forme ronde complète dans l’architecture. Tout est grâce dans ce lieu. L’ambon et le siège du président prolongent l’autel dans la même pierre de Marne ; le tabernacle encastré dans le mur comme la pierre rejetée par les bâtisseurs et constitué de scories siliceuses des hauts fourneaux de la région ; à l’entrée le bénitier en forme de fleur rappelle une poésie de sainte Thérèse de Lisieux.

(en h.) Vitrail du choeur / (en b.) deux vitraux du sanctuaire © CARMEL SAINT-SAULVE
Les vitraux

Habituellement distribuée de façon indirecte par des ouvertures interstitielles, la source lumineuse zénithale trouve sa plénitude dans les douze vitraux situés en plafond (hormis le Vitrail de la vierge à l’Enfant replacé dans la nef des fidèles ainsi que le vitrail du visage de sainte Thérèse de Lisieux). Comme dans un monde renversé par la grâce, les pierres précieuses, provenant du cœur de notre terre en fusion, ont servi de modèles pour les images insérées dans un verre organique léger. Ce sont les douze pierres de l’Apocalypse qui constituent les fondements de  la Jérusalem descendue du ciel. Cinq brillent dans le chœur dont un magnifique jaspe rougeoyant au-dessus de l’autel. Tout autour, les pierres de calcédoine, hyacinthe, saphir, chrysolite. La sardoine, l’améthyste, le béryl, l’émeraude, le sardonix, la chrysoprase et la topaze déclinent une lumière pure au-dessus des moniales, comme autant de portes dans le ciel cristallin de la révélation.

La source biblique

En esprit, il m’emporta sur une grande et haute montagne ; il me montra la Ville sainte, Jérusalem, qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu : elle avait en elle la gloire de Dieu ; son éclat était celui d’une pierre très précieuse, comme le jaspe cristallin. Elle avait une grande et haute muraille, avec douze portes et, sur ces portes, douze anges ; des noms y étaient inscrits : ceux des douze tribus des fils d’Israël. Il y avait trois portes à l’orient, trois au nord, trois au midi, et trois à l’occident.

La muraille de la ville reposait sur douze fondations portant les douze noms des douze Apôtres de l’Agneau. Celui qui me parlait tenait un roseau d’or comme mesure, pour mesurer la ville, ses portes, et sa muraille. La ville a la forme d’un carré : sa longueur est égale à sa largeur. Il mesura la ville avec le roseau : douze mille stades ; sa longueur, sa largeur et sa hauteur sont égales. Puis il mesura sa muraille : cent quarante-quatre coudées, mesure d’homme et mesure d’ange. Le matériau de la muraille est de jaspe, et la ville est d’or pur, d’une pureté transparente.

Les fondations de la muraille de la ville sont ornées de toutes sortes de pierres précieuses. La première fondation est de jaspe, la deuxième de saphir, la troisième de calcédoine, la quatrième d’émeraude, la cinquième de sardoine, la sixième de cornaline, la septième de chrysolithe, la huitième de béryl, la neuvième de topaze, la dixième de chrysoprase, la onzième d’hyacinthe, la douzième d’améthyste. Les douze portes sont douze perles, chaque porte faite d’une seule perle ; la place de la ville est d’or pur d’une parfaite transparence.

Dans la ville, je n’ai pas vu de sanctuaire, car son sanctuaire, c’est le Seigneur Dieu, Souverain de l’univers, et l’Agneau. La ville n’a pas besoin du soleil ni de la lune pour l’éclairer, car la gloire de Dieu l’illumine : son luminaire, c’est l’Agneau. (Apocalypse 21 ; 10-14)

Les références bibliques résonnent à chaque coin de mur, dans les méandres de la géométrie, dans les fenêtres translucides, sur les sièges disposés en arrondis dans le chœur des carmélites, dans le confessionnal sur le thème du filet, sur les portes…

Le chapitre 21 de l’Apocalypse constitue la référence essentielle avec l’importance des proportions de la Jérusalem céleste et la richesse de ses lumières qui condensent la pure lumière blanche du cristal intérieur. Sur le mont Horeb déjà Dieu a voulu donner une forme à sa présence, celle du silence (1 Rois 19) : Dieu n’est ni dans le tohu bohu extérieur, ni dans l’orage, ni dans le vent, mais littéralement dans le bruit du silence ; finalement dans un paradoxe que l’architecture de Szekely traduit à merveille en offrant une complexité de vides pour une habitation silencieuse de la prière pure. Les volumes qui s’emboitent les uns dans les autres disent une totalité objective mais en creux, en attente d’une totalité positive mais abstraite de la pure prière du Carmel.

Jean-Paul Deremble, Théologien et historien de l’art

 

Cet article a été rédigé dans le cadre du partenariat établi entre Narthex et la revue papier Le Monde de la Bible. Il a été publié dans le numéro 220 – mars 2016. Cette revue trimestrielle a confié à Narthex le soin de nourrir la rubrique « La Bible des pierres » depuis décembre 2015.

Visiter le carmel Saint-Saulve

Implantées à Valenciennes depuis 1924, les carmélites décident de s’installer dans la commune limitrophe de Saint-Saulve en 1949. Elles aménagent alors une demeure bourgeoise et se contentent d’un oratoire provisoire. Il restait à construire une chapelle au centre du monastère, au « milieu des cellules », comme le précise la règle du Carmel.

La chapelle du Carmel construite en 1966 à Saint-Saulve, dans le Nord près de Valenciennes, à 5 minutes du centre. On peut la visiter au 1 rue Henri Barbusse – 59880 Saint-Saulve

Contacts : 03 27 46 24 98 / carmel2saint-saulve@orange.fr

Site de la communauté : carmeldesaintsaulve.fr

 

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