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« Yves Klein, intime » : la trajectoire fulgurante d’un artiste météore

Artiste météore, Yves Klein naît à Nice en 1928 avant d’être prématurément emporté par une crise cardiaque à Paris en juin 1962, à seulement 34 ans. Si l’exposition aixoise actuelle fait la part belle au versant privé de l’« Yves Klein, intime », elle montre néanmoins à quel point vie et œuvre sont liées chez cet artiste, judoka de formation, qui porta son art à incandescence. En une soixantaine de pièces, le parcours retrace avec justesse la trajectoire fulgurante du peintre des monochromes, inventeur du célébrissime International Klein Blue (“I.K.B.”) et promoteur du vide. Retour sur l’itinéraire de ce fou d’absolu aux paradoxes assumés.
Publié le 04 janvier 2023
Yves Klein, Monochrome bleu sans titre, 1958, pigment pur et résine synthétique sur gaze montée sur panneau, 150 x 198 cm, MAMAC Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain – Nice © Succession Yves Klein c/o ADAGP, Paris, 2022.

Mondialement connu pour ses monochromes et son bleu inimitable, le « cas » Yves Klein est sans doute plus complexe qu’il n’y paraît. Génie précurseur pour certains, imposteur avide de reconnaissance pour d’autres, il passa de la pratique du judo à une carrière artistique savamment orchestrée, pour accéder aux dimensions du mythe qu’il contribua lui-même à forger et que son décès précoce amplifia. Pratiquant un art protéiforme, il s’attacha à bâtir sa propre légende, en assimilant ou devançant les évolutions de son temps à travers les poses de son personnage public. Mais il témoigna également d’une authentique ferveur dévotionnelle et d’une quête spirituelle insatiable, poussant son désir d’absolu jusqu’à la tentation de la dématérialisation en faisant coïncider dans sa fin précipitée (quoique non choisie) l’envol et la chute, l’esprit et la chair, la transcendance et l’abîme qu’il n’avait cessé d’interroger à travers son œuvre.

De g. à dr. : Yves Klein lors de son exposition «Yves Klein : Proposte monocrome, epoca blu», Galleria Apollinaire, Milan, 1957, Photo © Tous droits réservés © Succession Yves Klein c/o ADAGP, Paris ; Yves Klein réalisant La Vague, (IKB 160), 1958, Photo © Tous droits réservés © Succession Yves Klein c/o ADAGP, Paris.

Né de parents artistes, Yves Klein est le fils du peintre figuratif hollandais Fred Klein et de la peintre abstraite niçoise Marie Raymond. Peu enclin aux études, le jeune Klein s’initie au judo à Nice, où il réside un temps chez sa tante, et aspire à en faire son métier. En 1952, il part se former au Japon, mais ses déboires avec la Fédération française de judo, après son retour en France, mettent fin à toute perspective professionnelle dans ce domaine. Installé un temps en Espagne pour enseigner son art martial, il conçoit déjà ses futurs monochromes sous forme d’un livre d’artiste annonciateur des œuvres montrées à son retour à Paris, en 1955, suite au refus du Salon des Réalités Nouvelles. C’est à ce moment qu’il rencontre le critique d’art Pierre Restany, qui entreprend de lancer sa carrière artistique. Yves Klein s’y consacre désormais exclusivement, sans toutefois oublier les enseignements tirés de la pratique du judo : participation physique, concentration mentale et sens de la performance…

Yves Klein, Expression de l’univers de la couleur mine orange, (M 60), 1955, pigment pur et résine synthétique sur carton monté sur panneau, 95 x 226 cm, collection particulière © Succession Yves Klein c/o ADAGP, Paris, 2022.

C’est d’ailleurs Pierre Restany qui trouve la formule des « Propositions monochromes » pour la première exposition des peintures d’Yves Klein à la galerie Colette Allendy, à Paris, en 1956. Si le parti pris du monochrome n’est pas nouveau, l’artiste le pousse à son paroxysme : plus que de simples surfaces à regarder, ses monochromes sont imaginés comme des foyers rayonnants de couleur pure destinés à envahir l’espace et à pénétrer le specteur. Le nouveau médium fixatif élaboré avec son marchand de couleurs lui permet de conserver l’éclat naturel du pigment et de faire irradier la couleur bleue – évocatrice de l’élément aérien – qu’il sélectionne pour intensifier l’expérience contemplative occasionnée par ses œuvres ; l’I.K.B. est né. Il déposera sa formule à l’Institut National de la Propriété industrielle en 1960, et s’auto-surnommera dès lors « Yves le Monochrome ». Alors qu’il travaille au rouleau plutôt qu’au pinceau qu’il estime « trop psychologique » et académique, la matière vivante des éponges naturelles lui paraît être une métaphore des spectateurs de ses œuvres qui, « après avoir voyagé dans le bleu de [ses] tableaux, en reviennent totalement imprégnés en sensibilité, comme des éponges ». De fait, ses Sculptures-éponges (1958-1962) bleues, roses ou or évoquent têtes et crânes : les orbites creuses de leurs circonvolutions caverneuses, juchées sur piques, semblent nous dévisager telles d’étranges vanités – scalps ou reliques. Parfois ses assemblages d’éponges et de cailloux donnent lieu à des tableaux-reliefs semblables à quelque cratère lunaire baigné de bleu hypnotique, opérant une forme de synthèse entre l’ordre cosmique et celui, terrestre, de notre planète bleue. La période bleue d’Yves Klein contribue ainsi à propager sa renommée au-delà de nos frontières, le propulsant déjà de Paris à Milan, Londres et Düsseldorf.

De g. à dr. : Yves Klein, Sculpture éponge bleue sans titre, (SE 44), c. 1960, pigment pur et résine synthétique sur éponge naturelle, tige métallique et pierre, 21 x 20,5 x 3,8 cm, coll.  part. © Succession Yves Klein c/o ADAGP, Paris, 2022 ; Yves Klein, Rouleau à peindre, c.1957, pigment pur et résine synthétique sur rouleau à peindre, 31 x 21 x 9 cm, coll. famille Venet © Succession Yves Klein c/o ADAGP, Paris, 2022 ; Yves Klein, Globe terrestre bleu, (RP 7), 1957, éd.posthume 1988, pigment pur et résine synthétique sur mappemonde en métal, 20,5 x 11,5 x 13 cm, coll. part. © Succession Yves Klein c/o ADAGP, Paris, 2022
Yves Klein, Fa (RE 31), 1960, pigment pur et résine synthétique, éponges naturelles et cailloux sur panneau, 92 x 73 x 11 cm, coll. part. © Succession Yves Klein c/o ADAGP, Paris, 2022

A partir de sa conception radicale de la couleur seule, Yves Klein développe son propos en deux voies opposées et pourtant complémentaires : d’une part, sa quête du bleu immatériel aiguillonnée par une forme de spiritualité ; d’autre part, l’engagement physique, la participation active du corps, et ce qu’il nomme la chair dans l’élaboration et les thématiques de son art. Cette tension est particulièrement palpable dans les performances et processus de création conçus à partir de ces années. En 1957, il expose ainsi à la galerie Apollinaire de Milan onze monochromes identiques, qui, bien qu’interchangeables en apparence, affichent des prix différents, au motif que chaque œuvre se distingue des autres par une sensibilité picturale invisible spécifique. L’idée de se passer du support physique des tableaux pour n’en conserver que la sensibilité picturale le conduit en 1958 à la célèbre performance organisée avec la galerie Iris Clert à Paris, rebaptisée « Exposition du vide » : pénétrant par une porte tendue de bleu dans une galerie intégralement vidée et peinte en blanc pour l’occasion, les visiteurs sont invités à avaler une boisson à base de bleu de méthylène afin de se transformer en agents participatifs de l’œuvre, tout imprégnés du bleu ainsi ingéré paradoxalement invisible. Cet attrait pour le vide et l’espace poursuivra l’artiste durant le reste de sa courte carrière, puisqu’il réinterrogera ce thème au moyen d’un Saut dans le vide réalisé le 19 octobre 1960 à Fontenay-aux-Roses : la performance donnera lieu à un montage photographique restituant l’illusion d’un véritable plongeon dans le vide – entre chute et envol – et au vrai-faux Journal d’un seul jour édité pour l’occasion sous le titre « Le peintre de l’espace se jette dans le vide ».

Mais le sujet du corps reste malgré tout central dans le travail d’Yves Klein. Au sein de l’exposition aixoise, la projection de sa Symphonie Monoton-silence, donnée à la Galerie internationale d’art contemporain à Paris en mars 1960, le rappelle fort à propos : de jeunes femmes nues apposent l’empreinte de leurs corps enduits de peinture bleue sur le support de la toile blanche, tandis que l’artiste vêtu de smoking et de gants blancs officie en chef d’orchestre au rythme de sa composition musicale. Comme les visiteurs de « l’Exposition du vide » imbibés de bleu invisible, les femmes-pinceaux se font collaboratrices de l’œuvre en cours. Les traces que leurs corps déposent sur ces Anthropométries (ou « mesures de l’être humain », selon le nom habilement trouvé par Restany) pourraient aussi bien évoquer l’énergie vitale qui les anime qu’une forme de présence spectrale ou l’accès, via un point de contact charnel, à un invisible hypothétiquement situé « de l’autre côté du miroir » en vertu du geste-rituel pratiqué par l’art pariétal, ici réactivé à sa façon par Yves Klein.

Yves Klein réalisant une Anthropométrie avec Elena dans son atelier (ANT 133), 1960, Photo © : Jacques Fleurant/MNAM © Succession Yves Klein c/o ADAGP, Paris

De g. à dr. : Yves Klein, Anthropométrie sans titre, (ANT 7), 1960, pigment pur et résine sur papier, 102 x 73 cm, collection particulière © Succession Yves Klein c/o ADAGP, Paris, 2022 ; Yves Klein, Héléna (ANT 111), 1960, pigment pur et résine synthétique sur papier marouflé, 218 x 151 cm, collection particulière © Succession Yves Klein c/o ADAGP, Paris, 2022.

Toujours est-il que ces Anthropométries, parfois réalisées façon pochoirs sur tissu libre, se font alors également Suaires, en écho au linceul du Christ : authentique piété ou récupération de signes religieux vidés de leur sens par un Yves Klein adepte, un temps, de la société rosicrucienne, puis de l’ordre des Archers de Saint-Sébastien ? Bien malin qui pourrait le dire… De même, les moulages en plâtre de ses amis niçois (parmi lesquels Claude Pascal, Arman ou encore Martial Raysse) déclinent-ils l’empreinte de manière inédite : leurs reliefs grandeur nature tronqués à mi-cuisse, recouverts de pigments bleus, se détachent sur fond d’or comme s’ils aspiraient à en sacraliser et immortaliser le sujet par le truchement d’icônes étrangement réalistes. Les Peintures de feu qu’Yves Klein produit ensuite au Centre d’essais de Gaz de France, entre mars et juillet 1961, procèdent sans doute du même désir d’absolu. Comme ses « femmes-pinceaux » maintenaient une distance entre l’artiste et son œuvre, le feu fait à son tour office de pinceau, trouant parfois la toile sans possibilité de repentir. Comment ne pas songer, au vu de cette manière radicale, aux entailles de Lucio Fontana, qui se font jour vers 1957 comme « une expression philosophique, un acte de foi dans l’infini, une affirmation de spiritualité », selon les dires de l’artiste italien ? De même, Yves Klein ne déclare-t-il pas de son côté chercher à ce que « [ses] œuvres ne soient que les cendres de [son] art » tout en offrant à sainte Rita, patronne des cas désespérés, un ex-voto coloré selon la trilogie bleu-or-rose, la priant de lui accorder que « tout ce qui sort de moi soit beau », dit-il ?

Yves Klein, Peinture de Feu sans titre, (F 24 ), 1961, carton brûlé, 139 x 299 cm, collection particulière © Succession Yves Klein c/o ADAGP, Paris, 2022
De g. à dr. : Yves Klein, Monochrome bleu, (IKB 22) (1957), troué par le feu (s.d.), pigment pur et résine synthétique sur papier brûlé, 23,5 x 18 cm, collection particulière © Succession Yves Klein c/o ADAGP, Paris, 2022 ; Yves Klein réalisant une Peinture de Feu, (F 136), 1960 Photo © Tous droits réservés © Succession Yves Klein c/o ADAGP, Paris

Dès lors, au-delà de ses actions provocantes et de son questionnement récurrent sur la place de l’artiste, la continuité entre le réel et l’image ou encore la valeur réelle de l’art, il importe de souligner la centralité de la fable et de la fiction dans l’œuvre et la légende d’Yves Klein. En imaginant un système utopique d’échanges dont l’artiste fixe lui-même les règles – l’invention de zones de sensibilité picturale où, en échange d’or jeté par l’artiste dans la Seine, l’acquéreur doit brûler le certificat de propriété préalablement acquis – Yves Klein subvertit les réalités économiques de son temps en les insérant au sein de sa pratique artistique. Ce faisant, il affirme sa foi en un espace imaginaire, à mi-chemin entre le réel et l’irréel : celui d’une croyance partagée en la sensibilité artistique en vertu de laquelle la valeur d’une œuvre dépend uniquement de l’entente tacite entre ceux qui décident de croire à la fable et de la faire advenir. De même, la mise en scène de son saut dans le vide, en 1960, se présentait comme une fiction laissant le spectateur libre d’adhérer à la représentation (via le témoignage photographique et le récit journalistique) ou d’en dénoncer la supercherie, et par conséquent de choisir entre art et non-art, entre croyance et cynisme, entre sincérité et tromperie. En s’appuyant sur la mémoire de l’œuvre, « cendre » de son art, Klein articulait dans un même geste poétique le visible et l’invisible, accessible aux seuls yeux de l’esprit, avec pour horizon l’immatérialisation de l’art : une forme d’espace à combler par le regard qui renversait la proposition du « voir pour croire » sans toutefois faire l’impasse sur la représentation. Jusqu’au saut sans retour dans l’ultime vide inconnu.

Odile de Loisy

De g. à dr. : Yves Klein , Portrait Relief de Claude Pascal, (PR 3), 1962, pigment pur et résine synthétique sur bronze monté sur panneau recouvert de feuilles d’or, 176 x 94 x 26 cm, collection particulière © Succession Yves Klein c/o ADAGP, Paris, 2022 ; Yves Klein, Ci-gît l’Espace, (RP 3), 1960, éponge peinte, fleurs artificielles, feuilles d’or sur panneau de bois, 125 x 100 x 10 cm, Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne / Centre de création industrielle, don de Rotraut Klein-Moquay à l’Etat.

« Yves Klein, intime », Hôtel de Caumont – Centre d’Art, 3, rue Joseph Cabassol – 13100 Aix-en-Provence Jusqu’au 26 mars 2023 Contact 04 42 20 70 01 – message@caumont-centredart.com Ouvert tous les jours de 10h à 18h.

Toutes les informations pratiques sur l’exposition « Yves Klein, intime » en cliquant ici

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