Regards.
Living Pictures / Les Témoins (2010), est une œuvre vidéo produite en collaboration avec des adolescents d’une favela de Sao Paulo. Ils ne font que passer, garçons et filles, mais en prenant le temps de me regarder. C’est tout. Il y a tout. D’un coup. Ai-je jamais regardé un autre ainsi ? Je repense à des photos vues sur un catalogue de l’artiste. En 1997, à l’invitation d’un professeur d’arts plastiques d’un collège de banlieue du Nord de la France (Coudekerque) elle propose 10 minutes de liberté. La consigne demandait que chacun écrive une phrase courte concernant quelque chose que l’on garde habituellement sous silence. Cinq cents personnes ont participé. Des professeurs et des femmes de ménages, le directeur et les secrétaires, avec tous les élèves. Leur phrase a ensuite été imprimée sur un tee-shirt.
« Le projet a pris beaucoup de temps à se réaliser. Mais le 21 mai 2002, chacun enfila son tee-shirt et descendit dans la cour. La récréation devenait exposition. Timide et silencieuse d’abord, elle vira peu à peu à la fête. Ceux qui voulaient passaient devant la caméra à condition d’imaginer de l’autre côté, un visage ami ou ennemi et de le fixer le temps qu’on voulait. » Sylvie Blocher conclut : « La vidéo était très physique, chaque regard s’adressant à nous dans le silence de la phrase prononcée. »
Elle recommence en 2010 avec cent élèves du collège la Pléïade ; à Sevran Beaudottes où elle avait installé en 2006 un Campement urbain. Ces photos, seulement aperçues dans un catalogue, m’ont ému : les phrases imprimées, la présence des corps et des visages associés, la sincérité des regards offraient un incroyable instant de rencontre d’une intensité comparable à celui proposé par Living Pictures / Les Témoins. Des regards qui en appellent à oser rejoindre ma propre authenticité.
Les autres œuvres m’apparaissent peut-être plus littérales. Une série de dessins que l’artiste réalise à la craie depuis un an, quotidiennement, sur les unes du journal Libération (2013-14) couvertes de peinture ardoise, est exposée en deux espaces. Dans Change the Scenario (Conversation with Bruce Nauman) (2013), Sylvie Blocher reprend le principe de la performance filmée Art Make-Up (1967-1968) de l’artiste américain Bruce Nauman, dans laquelle celui-ci se recouvrait le visage et le torse de différentes couleurs. Elle est ici réinterprétée en noir et en blanc sur deux écrans par Shaun Ross, mannequin afro-américain albinos. Réalisées au Texas en 2014, les vidéos Alamo, Skintone et Color s’intéressent quant à elles aux dimensions historiques et conflictuelles de la construction du sujet.
Avant.
Sylvie Blocher est née en France. Elle vit et travaille à Saint-Denis. Sa première vidéo date de 1986. Depuis le début des années 1990 son œuvre vidéo-poétique travaille avec un infini respect la « matière » des relations humaines, vulnérables, vivantes et imprévisibles. Elle questionne les identités, l’écriture de l’histoire, en quête perpétuelle d’altérité en elle-même et à travers le monde : Europe, Amérique du Nord, Brésil, Inde, Chine, etc. Ses œuvres impliquent souvent la participation de « modèles » – « âme, corps inimitables » (1) – pour créer de délicates Living Pictures, des images vivantes.
Sylvie Blocher avait créé en 1997, avec l’architecte-urbaniste François Daune, Campement Urbain, un groupe à géométrie variable qui travaille sur les nouvelles urbanités et qui a reçu en 2002 le Prix International de la Fondation Evens : Art Community Collaboration.
À Sevran, ce projet du Campement urbain s’élabore à partir de réunions au centre social. On y échange sur le territoire, la solitude, la beauté ; et les consciences se déplacent. Toutes ces réunions filmées et enregistrées sont restituées à leurs auteurs au travers de l’écriture d’un journal de bord. Il s’agit d’élaborer « un lieu singulier à la disposition de tous, et sous la protection de tous. Un lieu inutile, extrêmement fragile et non productif. Un lieu pour soi mais commun à tous. Un lieu ouvert à chacun pour s’abstraire de la communauté sous la protection de la communauté. Un lieu de fréquentation « à 1 place » pour expérimenter les attraits de la solitude. Un lieu du rien, où l’on est avec soi, ou l’on peut penser à soi, en soi. Un lieu spirituel hors du religieux. Le recueillement d’un JE possible dans le NOUS : un nouvel espace public. » Quel programme ! Après la Biennale de Venise, il est présenté à la première édition de La Force de l’art en 2006. C’est là que j’en prends connaissance.
Je et Nous.
Mais, attention : la tentation du repli sur sa petite chapelle, la crainte que l’autre vienne altérer notre identité nationale, religieuse, culturelle, l’art de Sylvie Blocher les inverse en désir. Un désir d’autre pour que naissent d’autres possibles, dans l’expérience poétique de la rencontre comme source de vie vraie. Sans théorie en –isme. Ma propre singularité mise à nue devient une chance pour la communauté, dont la singularité est une chance pour la société, donc pour l’humanité tout entière.
Le travail de Sylvie Blocher peut déclencher une nouvelle perspective où la relation physique au plus intime de soi, toujours mystérieux comme l’âme, au plus vrai de l’autre, indiquerait la grâce d’un avenir, sa promesse. » Père Michel Brière.
Ce cheminement m’indique l’originalité de l’Eglise, ouverte sur l’Autre qui la fonde, accueillante à la singularité de chacun, de chaque âme, à la suite du Christ Jésus qui l’invente autrement. Si un inventeur est une personne qui trouve quelque chose, qui découvre un trésor, mais aussi une idée ; un auteur qui imagine du nouveau dans les sciences et les techniques, alors s’inventer autrement, c’est se découvrir déjà autre en même temps que se convertir sans cesse. Le travail de Sylvie Blocher peut déclencher une nouvelle perspective où la relation physique au plus intime de soi, toujours mystérieux comme l’âme, au plus vrai de l’autre, indiquerait la grâce d’un avenir, sa promesse.
Quant il veut parler du Règne de Dieu Jésus met en suspens sa parole par un récit. Il imagine de petites fictions imagées, des paraboles qui touchent et suscitent l’interprétation. De petites œuvres énigmatiques où l’art de Jésus interpelle l’auditeur et manifeste l’énergie Règne de Dieu déjà là et qui vient. L’art authentique de Sylvie Blocher m’apparaît comme « une voie d’accès à la réalité la plus profonde de l’homme et du monde. Comme telle, elle constitue une approche très valable de l’horizon de la foi, dans laquelle l’existence humaine trouve sa pleine interprétation. »
Père Michel Brière, Aumônier des artistes plasticiens
1. « L’important n’est pas ce qu’ils me montrent mais ce qu’ils me cachent et surtout ce qu’ils ne soupçonnent pas qui est en eux… » Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, Paris, 1975, p.57
Informations pratiques
Sylvie Blocher, Les mots qui manquent / the missing words
Du 11 mars au 17 octobre 2016
Musée d’art et d’histoire de Saint-Denis
22 bis, rue Gabriel Péri
Informations pratiques http://musee-saint-denis.com
Autour de l’exposition sylvie-blocher-les-mots-qui-manquent-the-missing-words