Pour que ses œuvres habitent ce lieu en cohérence avec ce qu’elles sont en profondeur, l’artiste commence par recouvrir certains mots des 90 sentences religieuses et moralistes disséminées sur l’architecture de cet ancien Carmel. Les sentences Nul ne peut vivre ici s’il ne veut s’humilier de tout cœur pour Dieu ; Prenez mon joug sur vous, car mon joug est doux et mon fardeau léger, deviennent Vivre ici ; Sur vous léger.
C’est étonnant de constater qu’en enlevant les mots qui condamnent, le langage devient charnel, poétique, amoureux, philosophique, sourit l’artiste…
Mais à Saint-Denis l’artiste montre aussi pour la première fois « Etats d’urgence », sa dernière création née après les attentats de Charlie Hebdo et concrétisée après ceux de novembre 2015.
Placées dans les anciennes cellules des religieuses, 5 vidéos présentent 5 textes qui ont provoqué la mort de leurs auteurs. Les lettres, discours et témoignages issus de toutes les époques et de tous les pays, sont chuchotés en cœur par des passeurs de texte, se répondent de cellule en cellule, et continuent à faire vivre ceux qui les ont écrits : Olympe de Gouges, 1793 – Ossip Mandelstam, 1938 – Jean Amery, 1978 – Reyhaneh Jabbari, 2014 – Ananda Bijoy, 2015.
Dans la chapelle et sa tribune, ainsi que dans la salle du chapitre, on retrouve Dreams have a language / Part 1 Off the ground, Living pictures / Les témoins et Libération présentées en 2015 dans les grandes expositions monographiques de Sylvie Blocher S’inventer autrement du MUDAM de Luxembourg, puis du CRAC Languedoc-Roussillon de Sète.
Le Père Michel Brière, aumônier des Beaux-Arts et des jeunes artistes, s’y était rendu pour nous :
Touché(e).
Présentée dans le foyer et les deux galeries du rez-de-jardin du MUDAM, S’inventer autrement se compose d’une dizaine d’œuvres récentes dont la monumentale installation vidéo Dreams Have a Language constitue le sommet, et la projection d’Urban stories, Nanling, le cœur. Je commence par le cœur.
Il y a des images dérangeantes et inclassables. Les décrire c’est déjà les apprivoiser. Avec Urban stories, Nanling je me croyais plus ou moins dans un documentaire sur un village de Chine profonde : quelques paysages, l’expression de quelques habitants… Et tout à coup une vieille femme chinoise entoure de caresses le visage de Sylvie Blocher assise à côté d’elle sur un vague canapé vert amande. Plan séquence fixe. Un texte défile : « Je l’ai rencontrée dans une rue de Nanling. Elle m’a serrée dans ses bras et j’ai été surprise car elle était la première personne à toucher mon corps, ici en Chine. …/… Elle m’a touchée comme une enfant, une sœur, une amante.
En revoyant ces images, il m’a semblé que c’est elle-même qu’elle prenait dans ses bras pour oublier ses souffrances. » Le contexte n’est ni familial, ni érotique et les gestes ne paraissent pas chorégraphiés. Le comportement de l’artiste vêtue de noir nous associe à l’événement. Au début teinté d’une certaine gêne, il se modifie après un regard neutre à la caméra, vers une tentative de dialogue gestuel assez maladroit. La femme chinoise, modestement vêtue, elle, sourit ; simplement heureuse, semble-t-il. On sait par ailleurs que l’événement a marqué profondément les deux protagonistes : l’artiste en a été physiquement et psychologiquement perturbée. Quant à la vieille femme, elle, elle a pu quitter son village et tout ce qu’elle détestait. Elle rêvait de devenir archéologue. Une vraie libération !
Dans l’Europe de ce début de XXIème siècle la réception de telles images dérange notre sensibilité profonde. « La suppression des affects a éloigné l’art du monde. » (1) dit l’artiste. L’œuvre peut au moins rappeler que les déferlements d’exhibitions malsaines de l’intime dans les médias compensent probablement la relative neutralisation des corps dans les échanges sociaux. Sans tendresse. Elle peut aussi réveiller en chacun le désir d’une nouvelle épiphanie (2) poétique des affects et du sensible. De ce qui nous touche.
Suspens.
En sortant de la salle de projection, on accède immédiatement aux quatre très grands écrans sur lesquels est projeté silencieusement Dreams Have a Language : off the ground (2014). Je ne peux voir l’ensemble d’un seul regard. Acceptant cette perception partielle je m’attarde sur une image originale. Si la plupart des séquences montrent au ralenti des corps entiers, harnachés et suspendus, ou plus particulièrement des visages aux expressions paisibles ou béates, celle-ci s’attarde sur des pieds en chaussures de sport. Ces pieds lévitent à un centimètre du sol. Soigneusement. Il suffirait de tendre la pointe des pieds pour s’y reposer. Cette suspension du temps manifeste une suspension dans l’espace. Et réciproquement. Ce qui m’apparaît comme un désir de retarder le retour à la dure réalité du sol.
Là encore, le ressenti est inhabituel. Immergé dans ces images majuscules, moi-aussi je me sens léger. Moi aussi, je vis l’œuvre comme une suspension du cours quotidien de l’agir dispersé qui tente de maîtriser, de fléchir et d’orienter.
Une photo affichée près de l’entrée montre le dispositif de prise de vue. « C’est l’histoire d’un musée au Luxembourg où des visiteurs ne se contenteraient pas de regarder poliment les œuvres, mais décideraient sur un coup de tête de tester pendant quelques minutes un décollement du monde : un voyage retransmis, des corps fragmentés, flottants. Puis un film, le début d’une autre histoire » propose Sylvie Blocher.
C’est l’histoire d’un musée au Luxembourg où des visiteurs ne se contenteraient pas de regarder poliment les œuvres, mais décideraient sur un coup de tête de tester pendant quelques minutes un décollement du monde : un voyage retransmis, des corps fragmentés, flottants. Puis un film, le début d’une autre histoire » Sylvie Blocher
Pendant les premières semaines de l’exposition, l’artiste a ainsi transformé le Grand Hall du MUDAM en un studio de tournage déployé autour d’une machine de vol d’une douzaine de mètres de haut. Par l’intermédiaire d’une annonce diffusée via les journaux, les réseaux sociaux et un site internet dédié elle invitait à venir au musée pour se détacher du sol. « Pour prendre part à ce projet, vous devez vous inscrire et vous présenter au MUDAM avec une idée pour changer le monde. Celle-ci peut être poétique, politique, musicale, esthétique, émotionnelle, révolutionnaire, scientifique, architecturale, éducative, financière, climatique, culinaire, sonore, etc. », précise l’annonce. Le but de cette expérience n’est pas le spectacle, mais la possibilité de susciter un moment d’abandon, de «lâcher-prise » propice à l’expression de l’imaginaire. Le projet donnera lieu à un film à la fin de l’exposition.
A mon tour, je retombe sur le sol pour visiter le reste de l’exposition. C’est une loi de la vidéo : requérir un temps long. Or, les autres œuvres méritent aussi qu’on s’y attarde. Dans Speeches (2009-2012), en réactivant sur le mode musical des discours et des manifestes importants de l’histoire contemporaine, cinq vidéos s’intéressent à la dimension politique de l’imaginaire.
Découvrez la suite de l’œuvre de Sylvie Blocher et les informations pratiques de l’exposition dans la seconde partie de l’article : Sylvie Blocher: les vivants (2/2)
Père Michel Brière, Aumônier des artistes plasticiens
1. Sylvie Blocher (entretien avec), Le double touché-e, collection voix, Archibooks, 2014, p.81.
2. Manifestation de ce qui se tient caché (c’est l’étymologie), en particulier de Dieu dans l’humanité.