Extraits de l’entretien « La fureur de vivre », de Nicolas Daubanes avec Christine Blanchet, historienne de l’art et commissaire d’exposition indépendante, publié dans son ouvrage de référence La vie de rêve par La Chapelle Saint-Jacques Centre d’Art Contemporain — Maison Salvan.
Dans l’Art, est beau uniquement ce qui a du caractère. – Rodin
Christine Blanchet : Être artiste, était-ce une vocation pour toi ?
Nicolas Daubanes : Être artiste a été le fruit de plusieurs choses : le décès de mes parents alors que j’avais 19 ans, associé à la volonté de ne pas m’engouffrer dans le monde du travail comme eux avaient pu le faire. C’est aussi une réponse à mes problèmes de santé. Il me fallait un échappatoire pour tenter de réaliser des projets de tous genres. L’art contemporain avec son spectre large m’a tout de suite offert cette opportunité.
C.B. : Tu avais tout de même une prédisposition pour l’art ? Une prédilection pour un médium ?
N.D. : Je n’avais pas de prédisposition pour l’art sur le plan formel mais j’avais un système de pensée, un discours et une certaine façon d’agencer le fond et la forme. (..)
C.B. : Le système de pensée dont tu parles avait-t-il déjà à voir avec tes observations sur la société qui t’ont amené à ta première intervention artistique en maison de correction ?
N.D. : Mes premiers travaux s’inspiraient de mon expérience du milieu hospitalier, mais il en résultait trop d’empathie voire du pathos. J’ai dirigé alors mon attention sur des sujets comme la prison qui abordaient aussi la question de l’enfermement, du désir de liberté et d’actes vains. Et, c’est en troisième année aux Beaux-Arts que j’ai réalisé ma première intervention1 dans l’établissement pénitentiaire pour mineurs de Lavaur construit à quelques mètres de chez moi.
Les règles imposées par l’administration : ne pas filmer de visages, les bâtiments, ne pas enregistrer les voix, être toujours en présence d’un surveillant ou d’un éducateur, m’ont encouragé à étayer mes propositions sur cette question de la surveillance. (…)
Ces quelques jours passés dans cette prison ont été pour moi révélateurs car j’ai compris que par l’observation de monde, je pouvais me détacher de tout pathos et prendre la distance nécessaire avec mes propres problèmes. Encore aujourd’hui, je tire des leçons de cette expérience pour mes projets en milieu carcéral dans lesquels les contraintes tellement fortes t’obligent à te dépasser ou à les dépasser.
J’ai dirigé alors mon attention sur des sujets comme la prison qui abordaient aussi la question de l’enfermement, du désir de liberté et d’actes vains.
C.B. : Tu fais des dessins en limaille de fer, peux-tu revenir sur le choix de cette matière et du sujet : la prison !
N.D. : Pour les dessins, ma première approche a été de rechercher les influences de Bentham et de son architecture panoptique notamment dans les prisons construites à la fin du 19e/début du 20e siècle. J’ai constitué un corpus d’images avec des architectures « bizarres », parfois impressionnantes d’inventivité. J’en trouvais certaines très belles même s’il s’agit d’une beauté particulière, celle dans l’horreur qui nous plonge directement dans ses lieux si sombres. D’évidence, mon désir était de traduire ce que je voyais : des amas de ferrailles et de barreaux mais avec l’idée de les rendre moins solides et pérennes. La poudre de fer aimantée s’est imposée de cette façon parce qu’elle symbolise l’évasion, le coup de lime sur les barreaux. De plus, l’aimantation crée des dessins en perpétuelle tension parce que le dessin peut disparaitre avec un simple souffle. (…)
C.B. : Tes dessins d’après Piranèse sont des copies des gravures sur les prisons imaginaires de l’artiste, quel a été ton parti pris de ton geste ? [Deux dessins d’après des gravures de Piranèse sont à découvrir à la galerie Maubert, NdlR.]
N.D. : Les dessins inspirés par Piranèse reproduisent en effet des parties de ces prisons imaginaires. Mon œil a surtout été attiré par les endroits où l’on distingue des personnages, des spectateurs à peine visibles disposés en hauteur qui semblent assister aux tortures des prisonniers.
Le fait d’avoir travaillé à partir de véritables gravures, j’ai interagi sur des éléments qu’aucune reproduction ne peut retranscrire. Je ne pratique donc pas de copies stricto sensu des gravures de Piranèse, c’est une nouvelle façon de me « déplacer » dans ces espaces avec une liberté d’interprétation.
C.B. : Les dessins en limaille de fer ont beaucoup de succès mais pour autant ne se résument pas à ta pratique, je pense aussi aux frottages ou aux sculptures en béton, penses-tu avoir la nécessité de sortir de ce médium ?
N.D. : Il est certain que beaucoup de personnes se sont intéressées à mon travail à partir du dessin et ensuite ont été plus loin dans sa découverte. Les formes sont au service d’un propos que je tente de définir un peu mieux chaque fois. Les dessins en limaille de fer font partie de mes expérimentations, au même titre que les œuvres en béton/sucre ou les membranes. (…)
C.B. : On comprend parfaitement que rien n’est jamais acquis dans ton travail. À ce propos, tu as fait un projet vidéo, autre médium, avec des détenus à haut risque …
N.D. : En 2014, j’ai obtenu une résidence à la maison centrale d’Ensisheim où les détenus sont célèbres par leurs crimes. Intitulée Les livres noirs, ma proposition, une nouvelle fois expérimentale, aborde la question du « temps » en prison, de la déambulation, de la perte de repère ou de l’effacement des prisonniers dans ces architectures oppressantes. (…)
C.B. : Ta connaissance du milieu pénitencier te permet de détecter les points sensibles des détenus comme la nourriture, un thème à partir duquel tu as conçu un projet ! [Un ensemble d’œuvres présente le projet de l’artiste à la galerie Maubert, NdlR.]
N.D. : Oui, c’est un projet mené à la maison d’arrêt de Montauban. J’ai toujours été impressionné par l’imagination que les détenus déployaient pour cuisiner avec leurs moyens très limités. La nourriture est une préoccupation centrale dans l’espace carcéral. C’est un passe temps, une monnaie d’échange, un exercice de style ou les souvenirs de l’extérieur comme les repas de famille, autrement dit une possibilité d’évasion.
Les combinaisons de recettes sont incroyables quand on pense qu’ils n’ont pas accès à tous les ingrédients ou les matières premières. Par exemple, ils « dissèquent » les raviolis pour récupérer la sauce tomate ou le bœuf hâché ou encore mieux ils arrivent à extraire la pâte de figue des biscuits figolu pour confectionner de véritables Makroud. Ils fabriquent de l’alcool à partir de mie de pain, de sucre et de fruits. Et, pour préserver la fermentation et éviter l’explosion des bouteilles, ils fixent des préservatifs sur les goulots qui gonflent à la limite de la rupture du latex.
J’y vois là une sévère critique de la nourriture industrielle, de la nourriture servie dans les lieux concentrationnaires.
C.B. : Comment vois-tu l’évolution de ton travail ?
N.D. : (…) Je vois l’évolution de mon travail comme l’exploration de nouvelles matières, d’autres façons de dessiner, d’autres gestes … et avec la peinture sans aucun doute.
Christine Blanchet
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1 Pays de cocagne, 2009, assemblage de cartons cubiques 250x250x250 cm, projection vidéo 5’05’’
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Nicolas Daubanes La vie de rêve par Camille Paulhan & Christine Blanchet
Edition : La Chapelle Saint-Jacques Centre d’Art Contemporain — Maison Salvan
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