De quels confins de l’univers ont été projetés les météorites calcinés qui jonchent les jardins de la Fondation Maeght, à Saint-Paul de Vence ? Quel charbonnier immense et barbare y a déposé sa cargaison fuligineuse, soigneusement emmaillotée? Ces grands fagots de bois, « issus du feu », sont-ils les gardiens d’un édifice dont les toits courbés vers le ciel rappellent à Lee Bae les temples asiatiques ? Allusions au paquetage du moine itinérant – évocation du pèlerin contemplatif asiatique – ou au balot du migrant ? Ou bien ces sombres statues de cendre et de suie ligotées d’élastiques sont-elles l’expression de nos propres égarements dans la nuit humaine? Et ces bouleversantes installations baptisées « Paysages » en forme de stèles, de bûcher (des vanités ?), de champs de vestiges ou de quelque « chaussée de géants » sont-elles des invitations à prendre de la hauteur pour cheminer vers « plus de lumière » ?
Dressées comme des menhirs ou adossées aux pins immenses, les sculptures de Lee Bae entrent en résonance avec un lieu chargé d’art et d’histoire. Bâti à la façon d’un monastère, souvenons-nous, suite au décès prématuré de son fils Bernard par le couple fondateur, il fut inauguré en 1964 par André Malraux non comme musée mais comme lieu « de l’esprit » ; l’apaisement et l’harmonie qui en émanent font profondément sens pour l’artiste. Ce qui lui importe, c’est la “dernière substance des objets” exprimée en “images vitales avec de la matière morte : le charbon”. Abstractions pures privilégiant la matière et la présence – l’“être là” de ses oeuvres -, de même que leurs qualités plastiques et esthétiques, leurs dimensions rituelle et symbolique. Métaphores, en somme, de notre fragilité : nous sommes et redeviendrons poussière, nous rappellent les dessins de kakis desséchés et la vidéo de la cérémonie propitiatoire coréenne « Brûler la maison de la lune » qui ouvrent l’exposition.
Art du lien – au propre comme au figuré – que l’art singulier de Lee Bae, surgi à la jonction des cultures asiatique et occidentale : un pied en Corée du Sud où il naquit en 1956 (il s’y rend fréquemment pour faire brûler selon un mode traditionnel les pins sélectionnés), l’autre en France où il s’installa en 1990. D’abord marqué par le mouvement minimal Dansaekhwa (actif dans la Corée très fermée des années 1960-70), plus tard par certains courants de l’art abstrait occidental comme l’Arte Povera, Lee Bae privilégie l’économie de moyens, l’engagement du corps et le rapport harmonieux de l’homme avec la nature dans l’acte créatif. C’est ainsi qu’il découvre le charbon de bois, issu de la nature mais modifié par l’intervention humaine, à son arrivée à Paris. Avec l’avantage d’être économique, il lui rappelle le fusain de ses années d’études. L’artiste ne fera le lien que plus tard avec sa culture d’origine : l’encre de Chine, la calligraphie, l’ancrage dans la tradition coréenne puisque le charbon y est utilisé pour assainir les maisons et en chasser les esprits, ou pour y signaler une naissance.
Je n’accorde pas beaucoup de confiance à ma tête. La tête, c’est de l’information mémorisée mais aussi vite oubliée. Alors que le corps garde toujours sa propre personnalité. (…) Quand je travaille, je sors la mémoire de mon corps.*
Mémoire du corps donc aussi que l’art de Lee Bae, sans concession toutefois à la spontanéité ou au pathos. “Je n’accorde pas beaucoup de confiance à ma tête. La tête, c’est de l’information mémorisée mais aussi vite oubliée. Alors que le corps garde toujours sa propre personnalité. (…) Quand je travaille, je sors la mémoire de mon corps.” * A la fondation Maeght répondent ainsi aux sculptures et installations des peintures « au charbon » éclaté en facettes miroitantes collées et poncées, ou aplani en couches superposées sur toiles blanches qui semblent nous aspirer, témoins de l’évolution d’un travail sur la planéité du noir à celui sur la profondeur du noir. D’autres, peintes à l’encre de Chine sur papier recouvert d’un médium acrylique, confessent l’importance du temps pour celui qui aspire à la contemplation par la répétition du geste maîtrisé. De ces corps noirs et calligraphies si denses émerge un paysage intérieur chargé d’énergie spirituelle, expression poétique et philosophique de sa relation au monde. « Mon corps est comme une grotte : mon art y prend sa source » révèle encore Lee Bae.
Odile de Loisy
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* Entretiens entre Lee Bae et Eric Lefebvre, juin 2015, Musée Guimet, Paris.
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