On nous disait que l’œuvre d’un artiste ne se comprend que par sa biographie. Ça se dit encore. Nous croyons, nous, qu’un artiste se connaît et se reconnaît à travers l’expérience effective de ses œuvres. « Ceux qui savent » nous donnaient des explications. Nous croyons l’implication nécessaire et à la portée de tous. Là seulement, dans la simple expérience « éprouvante » des œuvres elles-mêmes, peut se vivre la rencontre inhérente à une approche chrétienne de l’art. La grâce de l’art authentique : un échange qui dépasse les protagonistes, à la fois leurs concepts et leurs sentiments, et appelle au Mystère. (2)
1. The Algiers’ sections of a happy moment. (3)
Des centaines d’images fixes – je ne les ai pas comptées mais plus de deux cents – défilent régulièrement en brefs fondus enchaînés sur quelques notes de guitare électrique. Il s’agit d’une projection vidéo sous forme de diaporama, sur toute la hauteur d’un mur. Chaque image peut intégrer la totalité de mon champ visuel.
THE ALGIER’S SECTIONS OF A HAPPY MOMENT (cliquer ici pour voir la vidéo) montre en trente-sept minutes un unique et infime événement décomposé en une multitude de points de vue, proches ou lointains. Au soleil, sur un toit en terrasse entouré de grillages troués, au milieu de maisons méditerranéennes, des oiseaux blancs s’ébattent ; de jeunes hommes, de l’enfance à la maturité, ont interrompu leur match de foot sous l’œil de deux ou trois observateurs extérieurs. On va chercher la balle dans un coin, on change de position, on échange un sourire, certains considèrent ces mouettes un peu envahissantes avec curiosité. Quelques regards guettent en particulier l’instant où l’une d’elles saisira de son bec ce qu’un homme tend de ses doigts. Sans figurer dans toutes les photos, cette anecdote constitue le point focal d’une observation giratoire. Le lieu de ce probable contact entre l’animal et l’humain et l’attention soutenue de plusieurs protagonistes tendent à focaliser celle du spectateur.
2. Trop beau pour être vrai ?
Sourires émerveillés, loisir et jeu au-dessus des rumeurs de la ville, ballet des battements d’ailes, clôture et envol, clarté radieuse, saisie d’un instant, temps suspendu, rythme régulier, chant paisible de la guitare, tout concourt à exalter ce miraculeux « happy moment. »
Parce que l’art contemporain recentre l’expérience esthétique sur la quête de vérité, au détriment même de la beauté, ce récit d’un instant « trop beau pour être vrai » suscite un étonnement, puis des questions. Épanouissement d’un instant décisif, cher à la photographie de Cartier-Bresson, en un bouquet d’instantanés ? Ou même, approche du « non fait de main d’homme, » acheiropoiète idéal de la peinture transmis aux arts visuels ? Qu’est-ce qui défile devant mes yeux ? Encore un peu et je m’installais dans le rêve de Lamartine : « Ô temps suspends ton vol et vous heures propices suspendez votre cours… » (4) que David Claerbout aurait réalisé en déployant dans l’espace la brièveté d’un instant. Non, le doute s’est insinué. Il m’enjoint de m’intéresser au sujet : « de quoi est-ce l’image ? » puisque toute image est « image de… » Une gêne s’installe.
On me trompe. L’incroyable quantité des points de vue rend impossible l’hypothèse de deux cents appareils photographiant au même instant jusqu’en des points de vue improbables. Et qui devraient entrer dans le champ les uns des autres et donc se voir à l’image. Allons-nous crier à la mystification ?
3. Faire croire.
La photographie ne nous intéresserait-elle que pour la réalité qu’elle représente ? Roland Barthes dans La chambre claire n’en retenait que le « ça a été » agrémenté d’un punctum captivant. Eh bien, là, « ça n’a pas été. » Certes, des jeunes ont joué au foot, des mouettes ont volé et l’un d’eux a certainement tendu de la nourriture à l’une d’elles, mais pas au même instant ni au même endroit. Cette partie de foot interrompue sur un toit de la casbah d’Alger, celle-ci en tout cas que j’ai sous les yeux, elle n’a jamais eu lieu. Et alors !? Est-ce que l’identité des joueurs de cartes et l’issue de la partie importent plus que le tableau de Cézanne (5)? Je ne demande pas à une Annonciation de m’informer sur un événement, ni à une nature morte de décrire les espèces de fruits consommés au XVIIIème siècle. L’art ne réside pas d’abord dans la réalité représentée mais dans la réalité de mon expérience d’une représentation qualifiée par un artiste. Sinon n’importe quel courtisan du trompe-l’œil vaut Chardin.
Et que le Fils Prodigue ait existé ou non, la parabole de Jésus n’en subit aucune modification : elle instaure des relations y compris avec l’auditeur lecteur. C’est une œuvre d’art. En revanche, la fonction de faire croire n’exclut pas nécessairement la réalité des faits. En l’occurrence, si l’événement représenté n’a pas eu lieu, l’œuvre, elle, a lieu. Elle nous y fait croire un moment et cela participe de son art et de sa vérité. Et cela nous intéresse au plus haut point. Pour les chrétiens l’enjeu est de taille : il s’agit de leur relation croyante à la nature des faits racontés par cette œuvre d’art multiforme qu’est la Bible. Les distinctions explicites entre livres historiques et sapientiaux, mythes et poèmes ne suffisent pas à clore la quête. Comment beauté, vérité, réalité et foi entrent-elles en synergie ?
4. Un présent, une présence.
Une œuvre d’art m’est un présent avant de représenter. Présent, au double sens qu’elle se donne comme un cadeau et qu’elle se réalise maintenant, dans le moment présent de ma présence. C’est ici et maintenant, hic et nunc, que ça se passe, que ça arrive. « Ce qu’on voit n’est pas ce qui a été vu, c’est ce qui a lieu. (6) » Les arts visuels ont lieu, de la caverne au white cube en passant par l’église. Entre la présence d’une forme et ma présence, l’image se constitue, là. Oui, là se joue l’événement d’une rencontre dans l’espace et le temps, le mien, le nôtre. Que la qualité de ma présence, respectueuse implication, interroge et réponde à la qualité de l’œuvre !
Le « miracle » de ce moment de rencontre résistera-t-il aux informations extérieures sur le mode de fabrication et de production ? Ai-je vraiment envie de comprendre le fonctionnement des artifices qui produisent l’illusion ? « Laissez-nous savourer les rapides délices des plus beaux de nos jours ! » (7) Ces happy moments qui, justement figurent dans le titre.
5. Technologie et art.
La numérisation, désormais, permet de peindre des tableaux avec des pixels. Des applications le permettent sur smartphone et autres tablettes.(8) Dans l’œuvre de David Claerbout, l’artifice de l’art, précisément indécelable par la seule observation, déporte la magie du moment enregistré-représenté vers la pratique artistique et sa conception. Ici, les mouettes pourraient bien avoir été rajoutées par les vertus de la technologie du photomontage. Et pourquoi pas les personnages eux-mêmes ? Il s’agirait d’un photomontage virtuellement construit en 3D puis fragmenté par un procédé – à mes yeux – complexe, non un événement diffracté en une multitude de points de vue. J’emploie le conditionnel parce que la manipulation des images effectuée par l’artiste – armé d’un bataillon d’assistants et d’ordinateurs – relève de l’insondable pour mon entendement de béotien. Et même si je comprends à peu près le procédé expliqué dans les catalogues, le temps nécessaire à la manipulation décrite introduit une magie nouvelle. Incroyable !
Une des dernières pièces de David Claerbout, TRAVEL 1996-2013 (9) a non seulement demandé une dizaine d’années de conception mais une année entière « pour qu’un ensemble d’ordinateur, lancés à plein régime vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dans la cave de l’artiste, soit en mesure d’effectuer les calculs complexes destinés à la finalisation de l’œuvre. » (10) Le caractère ésotérique des procédés de fabrication, « dans une cave, » contribue à constituer autour de l’artiste une aura de magicien. L’usage paradoxal de ces nouvelles technologies semble combattre le contrôle exercé sur les images. Et leur douceur paisible, leur fluidité sans heurt critique puissamment l’arrogance et la brutalité de la prolifération d’images choquantes, inhérente à nos sociétés libérales.
A quelles conditions cette manipulation ne se cantonne ni aux effets « tape-à-l’œil » dits « spéciaux » des blockbusters hollywoodiens, ni à une prise de position éthico-politique, mais suscite ce que nous appelons « art » au regard de l’exigence chrétienne ? Sur un sujet familier à David Claerbout, les arbres, une comparaison avec les facilités, les séduisants effets d’un Davide Quayola par exemple Pleasant places 2015 (visible à Chaumont-sur-Loire jusqu’au 02/11/2016) permet d’apprécier la radicale sobriété du premier. Son savoir-faire discret sous la grâce confère une érotique à la quête méta-physique, au moins au sens littéral. Des sensations enivrantes induisent une manifestation de sens ouverte, une égale rigueur dans le charme et l’intelligence que seule l’expérience de rencontre que constitue une œuvre d’art – un chef d’œuvre – peut susciter.
Comme depuis les origines de l’art, THE ALGIER’S SECTIONS OF A HAPPY MOMENT colle des réalités hétérogènes en une unité homogène, à la fois énigmatique et ô combien harmonieuse. Encore et toujours, faire Un avec Deux grâce à Trois. Si beaucoup d’œuvres contemporaines se veulent déceptives et fuient toute joliesse, THE ALGIER’S SECTIONS OF A HAPPY MOMENT séduit facilement.
À tel point que j’ai dû sortir du lieu de projection pour atténuer mon émotion et reprendre ma liberté de perception. Et pourtant l’effet de surprise n’est pas en cause. J’ai très vite reconnu le principe déjà admiré au Centre Pompidou, avec une première série de SECTIONS OF A HAPPY MOMENT. Ayant en commun des regards vers le haut et… un jeu de ballon que l’instantané immobilise à son apogée. Et l’observation d’un maître omniscient ? Ou de cent « fenêtres sur cour » ? (11) En suggérant leur dissection, les sections d’un moment heureux évoquent aussi leur propre évanescence.
David Claerbout introduit ainsi dans l’imagerie moderne les qualités particulières à la Peinture, au sens où cet art ne consiste pas essentiellement à imiter la réalité avec des couleurs. À l’aide de technologies aujourd’hui sophistiquées, probablement banales demain, David Claerbout travaille notre culture de l’intérieur par un art authentiquement créatif. Tant que ça ?
1. A l’été 2016 l’œuvre de David Claerbout compte une petite cinquantaine de pièces.
2004, Ralentir-vite, Le Plateau, Paris. (st Carl & Julie)
(?), Musée d’Art Moderne, Paris (Ruurlo)
2007, David Claerbout, Centre Pompidou, Paris.
2011, Ainsi soit-il, coll. Antoine de Galbert, MBA Lyon (Reflecting Sunset)
2015, Future Present, Schaulager, Bâle (Oil workers…)
2015, Mon jardin est dans tes yeux, Centre Wallonie-Bruxelles, Paris (Retrospection)
2015, Performed Pictures, MAMCO, Genève.
2016, Independant art fair, galerie Micheline Szwajcer, Bruxelles (Olympia)
2. Lettre aux artistes, saint Jean-Paul II : « L’art est par nature une sorte d’appel au Mystère » §10 ; et « authentique » ce mot apparaît huit fois notamment lors d’un souhait final aux artistes « de pouvoir recevoir en abondance le don des inspirations créatrices dans lesquelles s’enracine toute œuvre d’art authentique, » inspiration authentique qui « renferme en elle-même quelque frémissement de ce ‘souffle’ dont l’Esprit créateur remplissait dès les origines l’œuvre de la création. » §15.
3. The Algiers’ sections of a happy moment., 2008, vidéo projection, noir & blanc, son stéréo, 37’ en boucle.
4. Alphonse de Lamartine, Le Lac, dans : Méditations poétiques.
5. Paul Cézanne, Les joueurs de cartes, 1890-95, huile sur toile, 47,5 x 57 cm, Musée d’Orsay, Paris.
6.Corinne Rondeau, David Claerbout, l’œil infini, collection Noème 12, éditions Nicolas Chaudun, 2013, p.11
7. Alphonse de Lamartine, Le Lac, suite de la précédente citation.
8. David Hockney en use brillamment : cf. exposition « Fleurs fraîches » en 2010-11, Fondation P.Bergé-Y.Saint-Laurent.
9. vidéo projection, HD animation, couleur, 12’.
10. Jean-Charles Vergne, La ritournelle du motif, dans : David Claerbout, catalogue, FRAC Auvergne, 2015, p.69.
11. Allusion au film de Alfred Hitchcock, Fenêtre sur cour (1954). Dans un décor unique composé de multiples fenêtres qui décomposent la réalité en sections-fragments, le regard voyeur d’un photographe enquête. Allégorie d’une quête de la vérité de l’existence taraudée par le mal ?