Les formes se détachent du mur qui leur sert de support, elles nous arrêtent, nous arrachent à ce temps et à ce lieu. Il est dans notre vie certains instants décisifs, d’une fulgurante vérité. Les rencontres avec les oeuvres d’Ernest Pignon-Ernest appartiennent à ces moments–clés de notre existence, elles nous font vivre une aventure dont nous ne sortons jamais tout à fait indemnes, car il ne s’agit ni de créations artistiques, au sens léger et esthétique qu’on donne parfois à ce mot, ni d’oeuvres d’art engagé, ni de performances ou d’action. Dans la durée continue et régulière de nos vies, Ernest Pignon-Ernest nous place soudain face à cette intuition de l’instant à laquelle Bachelard consacrait un livre en 1932 ; et l’instant fournit dans sa glorieuse incandescence l’occasion d’une prise de conscience, d’une révélation.
« L’image n’existe pas pour elle-même »
Avec Ernest Pignon-Ernest, la figure du Christ ou le portrait de Rimbaud, tel héros anonyme victime de la violence ordinaire de notre siècle ou la personne de Marie Madeleine, entrent sans crier gare dans notre vie actuelle, et nous bouleversent : « Quand je colle mes images sur un escalier de Paris ou sur un mur d’église napolitaine, explique Ernest Pignon-Ernest, il y a interaction entre mon image et l’espace-temps où je l’insère. L’image n’existe pas pour elle-même ; le Caravage pour le Caravage ne m’intéresse pas, il ne compte que par et pour Naples »1. Mais Naples, ou tout autre site urbain, n’est pas pour lui un simple espace, un lacis de ruelles, un palimpseste patrimonial que la création contemporaine revivifie et régénère. Naples, c’est aussi et surtout des promeneurs, des habitants, un tissu humain sur lequel Ernest Pignon-Ernest intervient avec efficacité et respect, discrétion.
J’aime ces photographies prises par l’artiste pour garder souvenir de ses interventions. Les dessins à la pierre ou les sérigraphies qu’il colle souvent de nuit et dans des endroits minutieusement choisis ne sont jamais photographiés indépendamment du site architectural ou de l’environnement humain dans lequel ils s’insèrent. Ils ne sont ni monumentalisés ni décontextualisés mais inscrits dans un noeud de relations avec le support sur lequel ils s’insèrent, la vie du lieu, l’usage des habitants.
Paradoxalement, la photographie, qui toujours oblige à découper et cadrer le réel, révèle à rebours que le coeur du travail d’Ernest Pignon-Ernest se trouve dans le refus même du cadrage, avec ce qu’il entraîne d’exclusion, d’isolement de l’oeuvre d’art. Ecoutons encore l’artiste : « La photo impose un cadrage, une relation fixe et délimitée de mes images à ce qui les entoure, alors que toute ma démarche est bâtie sur le refus du cadre. Au fond, j’ai renoncé à la « vraie peinture » à cause de mon incapacité à cadrer, à séparer ; j’ai toujours vu la richesse essentielle des choses dans leur relation à ce qui les entoure »2.
On aurait tort de prendre cette relation entre le dessin et le lieu comme une simple adaptation, pensée et fabriquée une fois pour toutes par l’artiste.
Bien sûr, Ernest Pignon-Ernest raconte à maintes reprises son « approche physique et sensuelle des villes » et son travail consiste à transformer une rencontre sans a priori en une création, à « utiliser tout le potentiel suggestif que portent les lieux ou les évènements ». Chaque dessin ou sérigraphie, qu’il soit inventé de toutes pièces ou inspiré d’un modèle historique appartenant le plus souvent à la peinture religieuse italienne, s’inscrit dans un espace réel dans lequel il prend un sens dépassant l’intentionnalité pourtant riche et contradictoire de l’artiste.
Si le dessin est conçu et inventé pour son inscription physique dans un lieu donné, Ernest Pignon-Ernest sait qu’une situation réelle – et sans doute est-ce la définition essentielle de la réalité – comporte nécessairement une part d’imprévisible, que cela tienne aux réactions des spectateurs, à leurs mouvements, à la multiplicité des points de vue possibles ou à la dégradation progressive du dessin due à la fragilité du papier. Choisir l’art en situation, « faire oeuvre des situations »3, c’est consentir à ne pas maîtriser totalement sa création, accepter de dépendre de l’Autre, faire de cette dépendance même une des qualités spécifiques de son travail.
Croire en ce monde
L’oeuvre d’Ernest Pignon-Ernest est principalement éphémère et tire sa force, sa capacité à nous émouvoir, de sa fragilité même.
Cette expérience de l’éphémère, qui est si importante dans la création artistique depuis les années soixante, a sans doute partie liée avec les Vanités de l’âge classique et on la situerait en résonance avec un certain désespoir contemporain dans lequel la mort est considérée comme « le maître absolu ». A propos de la série des Arbrorigènes, sculptures constitués de micro-algues qui ont besoin d’eau et de soleil pour leur photosynthèse qu’Ernest Pignon-Enest a présentées à Venise en 1986, l’artiste explique justement que « certains sont morts à Venise, durant la Biennale de 1986 » ; créer une oeuvre vivante, c’est construire une temporalité ouverte, choisir le risque de la disparition, de l’effacement, de la mort.
Mais ce choix de l’éphémère, du temporaire, est surtout à mon sens une manière de valoriser l’instant, de nous inviter à nous concentrer sur le présent luimême, riche d’un passé à revivifier et d’un avenir à construire. Je pense ici notamment à la série des Expulsions, réalisées en 1977 sur les murs urbains de Paris qui témoignent de la disparition d’un habitat condamné par la spéculation immobilière et sont un cri de protestation contre une telle évolution de la ville. Sur des murs qui sont les restes de démolition, Ernest Pignon-Ernest colle de fragiles sérigraphies qui disent la précarité sociale et humaine à laquelle sont condamnés ces habitants délogés, expulsés, et il rend ainsi visibles ces exclus par la puissance et la vertu de ses images.
Comme le dit si justement l’historien du monde romain Paul Veyne, « l’éphémère de Pignon- Ernest n’est pas nihilisme » ; au contraire, dans la violence de sa soudaine apparition et de sa rapide disparition promise, « l’image fait choc, elle est dramatique : Pignon-Ernest croit à quelque chose et tout est là »4. Ce quelque chose peut être, selon les différentes interventions d’Ernest Pignon-Ernest, politique, moral ou social, mais il a toujours à voir avec l’éthique, avec l’urgence de réagir face au monde contemporain, sans se réfugier dans cet univers des « merveilleuses images » qui ne peuvent consoler que les enfants5. Devant ces apparitions de sérigraphies provisoires dans l’espace urbain, comment ne pas penser au jugement pessimiste de Gilles Deleuze : « Le fait moderne, c’est que nous ne croyons plus en ce monde. Nous ne croyons même pas aux événements qui nous arrivent »6.
Ernest Pignon-Ernest, pour sa part, croit au monde, et il connaît et dénonce par exemple l’horreur de l ’apartheid en Afrique du Sud dans les années soixante-dix ou, dans sa dernière exposition, l’épidémie de Sida qui frappe maintenant ce pays. Porteur d’un re g a rd attentif au monde, dans l’urgence du temps présent et d’un lieu particulier, Ernest Pignon-Ernest travaille sur cet « éphémère [qui] est la carrosserie de l’éternel » (René Char) et il entend ainsi nous convertir à ce monde.
Paul-Louis Rinuy
Ernest Pignon-Ernest, né à Nice en 1942, a réalisé sa première intervention in situ sur le Plateau d’Albion en 1966. En 1971, pour le centenaire de la Commune, il a collé plusieurs centaines de sérigraphies à travers la ville de Paris dans des lieux qui portaient mémoire de ces évènements tragiques et, depuis lors, il «travaille sur des villes». Après les séries politiques des années soixante-dix, il s’est intéressé à l’histoire de l’art à partir des années quatre-vingt : Pasolini (1980), Rubens (1982), Caravage (1988), et a élargi dans les dernières années son domaine à l’Afrique du Sud. Il expose couramment Galerie Lelong, 13 rue de Téhéran, Paris 8e, et vient d’y présenter son travail en Afrique du Sud, Soweto Warwick 2002.
(1) Propos d’Ernest Pignon-Ernest in P. Veyne, E. Couturier, Ernest Pignon Ernest, Paris, Herscher, 1990, p. 6.
(2) Ibidem, p. 16.
(3) « J’essaie de faire « oeuvre » des situations. J’utilise un morceau de réel dans lequel je viens glisser un élément de fiction », propos rapportés dans Art Press, n° 277, mars 2002.
(4) Paul Veyne, ouvrage cité, note 1, p. 5.
(5) Rimbaud : « Dans la grande maison de vitres encore ruisselante les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images », in Après le déluge, dans les Illuminations.
(6) Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’Image-temps, Paris, Editions de Minuit, 1985, p. 223.
Article extrait des Chroniques d’art sacré, numéro 74, 2003, © SNPLS