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Alain Kirili, le corps de la sculpture

Désirer, parler, danser, prier, forger, aimer, crier, chanter, toucher, hurler, caresser, goûter, vivre, communier, entendre, sentir, naître, ces verbes résonnent dans mon « gueuloir » en écho à l’œuvre sculpté d’Alain Kirili qui, plus que toute autre, célèbre la vie et le corps.
Publié le 21 février 2014

Alain Kirili, Ascension, chœur de l’abbaye de Montmajour, 2002 © Robert C. Morgan

Eloge de l’hic et nunc, véritable sacrement du présent, la sculpture nous rend au monde un corps de désir et de gloire, nous donne des mains pour saisir, une bouche pour embrasser et proclamer, des jambes pour marcher, une chair pour vibrer et jouir.

Dans le chœur de l’abbaye de Montmajour, Kirili a dressé trois lignes de blancheur qui se déploient  sur près de quatre mètres de haut, couronnées de couleurs, de vraies statues, au sens premier du mot, des figures qui se tiennent debout et renvoient à notre corps d’homme par une ressemblance intérieure plus profonde que l’apparence, au-delà de l’abstraction.

Le modèle de toute statuaire, de la verticale érigée dans l’espace est bien l’homme libéré d’une horizontalité sans transcendance, ce fils de l’homme « relevé d’entre les morts » qui, à jamais, nous relève. La statue se  dresse face au ciel comme une marque de la résurrection, déjà expérimentée au cœur de notre vie.

Cette Ascension, dans la conversation spatiale de ses trois acteurs,  instaure en l’édifice historique du XIe siècle un lieu nouveau, où le moyen âge et la modernité se réinventent réciproquement dans l’aujourd’hui d’une sculpture  juste, solide, d’une œuvre qui nous transporte et nous apaise.

L’abstraction incarnée

Dans chacune de ses sculptures, depuis sa première exposition à New York en 1972, Alain  Kirili se montre tout à la fois contemporain et intempestif. Il est pleinement de  ce monde tout en lui résistant avec audace et fidélité. Il est un « utopiste »,  un « uchroniste » surtout. Il  construit un espace et un temps radicalement  étrangers à notre époque, dominée par la tyrannie du culturellement correct et  par un prêt-à-penser qui transforme l’art en image et l’image en une trace virtuelle, indéfiniment reproductible et préservée de toute corruption.

Dans cet univers de plus en plus propre et immatériel, où l’idéologie de la pureté formate nos vies, quelle véritable aventure nous reste-t-il à vivre qui ne soit pas une chimère? Avec Kirili, je veux plonger à corps et à coeur perdus  en ce monde de chair, de délices, de limon, et y découvrir des êtres ou des rêveries qui peuplent mes désirs les plus vrais.

Alain Kirili, Ivresses I, II, V, IV, III, 1984-1998, Centre Pompidou, Paris

Ivresse continue aujourd’hui une série de modelages inouïs – une série intitulée Carpeaux -que le sculpteur a présentés en 2002 au Musée de Valenciennes, en dialogue avec les sculptures de Carpeaux. Ce travail d’argile, d’une énergie et d’une vigueur non communes, j’aime qu’il soit placé en regard d’un sculpteur du XIXe siècle qui sut plus que tout autre représenter, incarner la vie et la grâce. 

Bien sûr, la parenté entre un des grands sculpteurs du corps, notamment féminin, et les formes abstraites sculptées par Kirili n’est pas évidente et n’a rien d’une simple influence ; mais elle est profonde et essentielle en ce qu’elle dépasse la simple apparence pour se révéler  de l’ordre du sens et de l’esprit des formes.

Au moment de la donation, en 2003, d’un ensemble de ses sculptures au Musée de Valenciennes, Kirili exprime très justement cette fraternité artistique qui dépasse les cloisonnements trop facilement admis dans l’histoire de l’art : « je suis abstrait, mais l’abstraction, il faut quand même le savoir, est aussi un héritage du corps, et il y a une abstraction charnelle, une abstraction incarnée, qui n’est pas que cérébrale et conceptuelle. Il est évident que le musée de Valenciennes est un musée de l’exaltation du geste : il y a le geste de Watteau, il y a  le geste de Rubens, il y a le geste de Carpeaux. Le geste de Carpeaux est un geste particulièrement contemporain dans la mesure où c’est un geste de rapidité d’exécution. Ce fa presto […] et donc cette rapidité d’exécution est tout de même une notion essentielle du XXe et du XXIe siècle »(1).

Alain Kirili, Commandement, à Claude Monet, 2007 béton coloré, 45 éléments, 43 cm x 30 cm x 30 cm chacun, Surface totale: 9m x 4m

D’autres dialogues et  rencontres  ponctuent la carrière de Kirili, que ce soit avec Rodin dont il connaît mieux que tout autre  les dessins, avec Julio Gonzalez,  avec le sculpteur américain, David Smith, avec Les Nymphéas de Monet. Communion, ainsi se nommaient les   sculptures qu’il présentait en en écho à l’œuvre graphique de David Smith. « Communion, explique l’artiste, convoque et sollicite cet aspect fondamental de la démarche spirituelle où musique, danse et sculpture se répondent. »

Et le choix de ce titre prend allure d’un manifeste, à rebours de certaines tendances de l’art actuel : « J’ai choisi « Communion », continue Kirili, que je préfère à « performance », qui est la version laïcisée de la communion. La communion, la prière, la messe convoquent tous les sens ». Mais c’est aussi et surtout, avec cet élan vertical et cette mystérieuse figure d’un corps abstrait au centre, la plénitude d’une présence qui consonne  avec les dessins de David Smith, très fluides, très puissants, très charnels eux aussi malgré leur caractère abstrait. En les commentant, Kirili souligne la spécificité paradoxale de cette abstraction  incarnée : « son abstraction n’est jamais métaphysique ou immatérielle, mais beaucoup plus physique et présente »(2).

Telle se révèle aussi l’abstraction de Kirili, un art de la présence et de la chair, qui n’est pas le refus de ce monde mais au contraire l’affirmation de sa valeur primordiale et essentielle.

Alain Kirili, Aria, Musée Picasso Antibes, 2012, Fil de fer peint

Eloge de l’impureté

  A rebours de toute une idéologie avant-gardiste qui prétendait que chaque art ne se développait qu’en cherchant sa propre essence, en cultivant sa pureté, voire son immatérialité, Kirili est le sculpteur de la démesure et de l’excès, de la dépense en profusion. Il est l’homme de l’impur et du mélange, celui qui sait que la tactilité de la sculpture s’enrichit de la vibration de la musique, que la joie de la vie sait transfigurer les formes, que la création est toujours dans ces zones frontières où les arts divers se fécondent mutuellement.

Telle sculpture peut bien être un dessin dans l’espace qui se nomme à juste titre Aria : l’œuvre nous invite en un monde où les sons, les couleurs, les parfums, les volumes, les lignes se répondent et s’appellent réciproquement, où l’espace de l’œuvre et le temps de la musique, du regard, se rejoignent pour donner naissance à une émotion cristallisant le temps.

Parlant de Carpeaux, Kirili dessine d’une certaine manière son autoportrait indirect « Dans toute la lourdeur du XIXe siècle, Carpeaux s’inscrit héroïquement par cette légèreté qu’il exprime dans son œuvre. Même dans les sujets graves, il conserve le souffle de la vie. » Qui niera que notre époque soit elle, aussi lourde, tragique, pesante?

Vivant à New York,  Kirili a plus que d’autres européens ressenti charnellement la tragédie du 11 septembre 2001. Et cet héroïsme de la légèreté se matérialise notamment dans la danse des lignes des quelques dessins nommés World Trade Center, où se lit en filigrane l’éclair de violence qui inaugure le XXIe siècle.

La légèreté choisie et assumée n’est ni insouciance ni impassibilité stoïque face aux pesanteurs sinistres d’un monde douloureux mais elle consiste à affirmer, à temps et à contre temps, une énergie vitale, une allégresse créative, une espérance, parfois dénuée de fondement objectif. L’art ne peut jamais se ranger du côté des forces de la mort ou de la déploration.

Alain Kirili, World Trade Center

Je songe surtout à l’étrange et impressionnant Commandement blanc des Tuileries, à ces sculptures scripturales, à cet univers de méditation et de mystère au cœur de la cité. Kirili nous invite à déchiffrer, dans l’urgence du présent, des signes nouveaux ; il est ce voyageur sans bagages qui chemine, tel Rimbaud, « les poings dans ses poches crevées ».

Paul-Louis Rinuy

(1) Entretien entre Alain Kirili et Patrick Ramade, in Donation Alain Kirili, Musée de Valanciennes, 2003, pp. 10-11.
(2)  Kirili, « Le bonheur de David Smith », in Dessins de David Smith : un choix  d’Alain Kirili, catalogue d’exposition, Paris, école nationale supérieure des beaux-arts, 2003, p. 29.


Né en 1946, Alain Kirili vit et travaille à New York et à Paris. Il a exposé pour la première fois à Paris à la galerie Sonnabend en 1972 et mène depuis cette époque une carrière internationale, ponctuée par des expositions de grand succès. En 1998 il a été responsable du réaménagement du Jardin des Tuileries et a pu y réaliser un véritable laboratoire de la sculpture contemporaine, en écho avec la sculpture moderne depuis Rodin.

Jusqu’au 11 mai 2014, l’exposition Parcours croisés au musée des Beaux-Arts de Caen, met en regards l’oeuvre d’Alain Kirili et les photographies d’Ariane Lopez-Huici. En savoir plus.

 

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