Selon l’usage de son temps, Zurbarán (1590-1664) a multiplié les versions de ses œuvres, en témoignent les trois tableaux exposés conjointement au musée des Beaux-Arts de Lyon jusqu’en mars 2025, que nous avons regardés dans les deux premiers volets de cette enquête : La très sainte humilité de François d’Assise (1) ; Francisco de Zurbarán et François d’Assise, une rencontre (2).
Tout en étant singulière, l’œuvre-phare de l’exposition du musée de Lyon « Saint François » par Zurbarán, qui nous offre un face-à-face avec saint François, est emblématique du monachisme, mais aussi de ses expressions : l’extase, le mystère, le deuil, le silence et la vie cachée.
Ils interrogent toujours notre époque, créant des « mythes de la vie quotidienne », (pour paraphraser Roland Barthes), dont l’exemple du « Hoodie », le sweat à capuche, est l’emblème contemporain.
« Un objet effrayant », le tableau du musée de Lyon

Saint François d’Assise (Giovanni di Pietro di Bernardone, 1181/1182 – 1226) peint par Francisco de Zurbarán, en 1636, est représenté seul, debout dans une niche, bien que mort, il a l’apparence du vivant, comme en extase (Fig 1).
Nous avons vu dans le 2e volet de cette étude que, jugé « effrayant » par les religieuses de Sainte-Elisabeth – un ordre franciscain qui occupait le couvent dit des Colinettes, à la Croix-Rousse de Lyon – cette œuvre fut remisée « dans les greniers ». Pourtant son pouvoir de fascination et de mystère est intact.
Limages de l’extase mystique et de la mort.
Toute en retenue, et comme mise à distance de son sujet, cette œuvre, une fois restaurée, a livré quelques détails significatifs de la manière de Zurbarán. Ainsi les stigmates ne sont que peu visibles alors qu’ils sont l’élément premier de la relation légendaire de la découverte du corps de saint François par le pape Nicolas V, en 1449, et le sujet de notre tableau. Car ce « portrait » posthume est conforme à la description de Pedro de Ribadeneyra dans son Flos sanctorum (« Fleur des saints», 1790) : « Il avait les yeux ouverts comme une personne vivante…il avait les mains recouvertes des manche de son habit ».

Rappelons que le portrait de saint François a été vendu à la Ville de Lyon en 1806-1808, qu’il fit l’objet de deux copies peintes et que des gravures en ont multiplié la facture sous le titre de « l’extase de saint François », en diffusant le modèle (voir Volet 2). Ce qui rend possible les liens entre ce visage tendu vers l’En-haut avec ses yeux humides de larmes, et le portrait de sainte Thérèse d’Avila, en extase, par le baron Gérard (Fig. 2). Il a retrouvé à présent sa place initiale dans la chapelle « de l’infirmerie Marie-Thérèse » au-dessus de la tombe de Céleste de Chateaubriand.
Loin des ardeurs du baroque – voir la sculpture du Bernin : l’extase ou transverbération de sainte Thérèse en la chapelle Cornaro de Santa Maria della Vittoria à Rome – le baron Gérard (Rome, 1770 – Paris, 1837), s’est ici coulé dans la manière sobre et sombre de Zurbarán. Les yeux charbonneux de ces deux visages trouant l’obscurité, possèdent la même intensité pour signifier l’extase.
Mais aussi une figure du deuil

Giotto (voir volet 1) montre la déploration de saint François mort, par ses frères tonsurés et un laïc. Les vivants n’ont pas la tête couverte contrairement à saint François figé dans la mort. Stéphane Paccoud, auteur de notices du catalogue de l’exposition du musée de Lyon, souligne que chaque époque a su se réapproprier « selon ses modalités propres » ces œuvres de Zurbarán, devenu, au XIXe siècle, « le peintre sublime de la vie monastique » (p. 185 du catalogue cité en Biblio). Il souligne que la capuche est l’emblème de la silhouette du moine, dont la tête couverte renvoie cette figure au deuil et à l’oubli de soi dans l’anonymat du cloître.
La tête couverte, le visage voilé, pour mourir
La littérature antique abonde d’exemples de personnages se cachant le visage au moment de la mort. César relève sa toge pour cacher son visage au moment de mourir. Socrate, après avoir bu la ciguë, s’est couché en se couvrant le visage (Phédon, p. 116), Pompée se voile le visage au moment de mourir (W Lucain, Pharsale, V ΠΙ , 61) etc…
Un autre aspect du deuil : les pleurants des tombeaux des ducs de Bourgogne
Stendhal visitant le musée des Beaux-Arts de Dijon est frappé par les pleurants sculptés dans l’albâtre qui composent le cortège funéraire des ducs de Bourgogne ; Philippe le Hardi et Jean sans Peur. Sculptés par Jean de Marville, ou son collaborateur et successeur Claus Sluter, ils proviennent de la chartreuse de Champmol, que Philippe le Hardi a fondée pour abriter son tombeau.
«J’ai rencontré soixante-dix petites figures de marbre, hautes tout au plus d’un pied ; ce sont des moines de différents ordres… Plusieurs de ces moines ont la tête cachée par leur capuchon rabattu, et les mains dans leurs manches » (Stendhal Mémoires d’un Touriste, t. I, Lévy, 1854, p. 74.)

Placés sous des arcatures qui évoquent un cloître, ces pleurants forment un pérenne cortège funéraire. Réunissant des clercs séculiers et réguliers, et des laïcs, qui offrent leurs prières jusqu’à la fin des temps.
Le capuchon rabattu, le grand silence
En 1525, Mathieu de Bassi (ou de Baschi), entreprenant la réforme de l’ordre franciscain, fonde l’Ordre des frères mineurs capucins. Une nuit, Mathieu de Bassi aurait eu en rêve une vision de Saint François d’Assise, vêtu d’une bure retenue par un cordon et d’un capuchon de forme pyramidale. Dans le souci de retrouver l’esprit et la forme originelle de l’ordre, Matthieu de Bassi a réintroduit, entre autres, le capuchon pointu qui est emblématique des frères prêcheurs. L’autorisation de porter cet habit lui sera accordée en 1528.
Se couvrir la tête du capuchon de sa coule, revient à s’isoler du siècle et entrer dans une certaine indifférenciation. Têtes couvertes tous les moines se ressemblent.
Certains se souviennent du succès populaire du film Le grand silence, de Philip Grönin (2005). Tourné à l’intérieur de l’ermitage de la Grande Chartreuse, près de Grenoble, ce film est sorti en 2005. Son succès inattendu, faisait écho à une soif de silence que ces moines, anonymes et peu bavards incarnaient avec parfois quelque peu d’humour.
Le versant satirique de l’image-type du frère prêcheur
« L’habit ne fait pas le moine », cet adage serait né au XIIIe siècle pour dénoncer les mœurs dévoyés de certains moines franciscains, ou ceux qui se déguisent en moines pour abuser leurs proies. Il peut être également fructueux, voire amusant, de se remémorer certaines des « modalités », dont parle Stéphane Paccoud, dans les images et les textes satiriques, très répandu à la fin du Moyen Age dans les textes et les images.
À la différence du monachisme traditionnel, les frères mendiants ne respectent pas de règle de clôture et ils sortent fréquemment de leur couvent pour prêcher et enseigner, en une nouvelle forme d’apostolat tournée vers les villes, alors en plein essor. Ainsi naît une rivalité entre les frères prêcheurs, les moines réguliers et les clercs séculiers, maîtres en théologie.
Ou le renard en moine, figure emblématique de l’hypocrisie
La fourberie semble être, de tous temps, la caractéristique des renards. Notons que le Christ lui-même traite Hérode de « renard » (Lc 13, 34) ! Ce animal, roux de pelage et qui fait des ravages dans les poulaillers, va servir de modèle à de nombreux écrits et contes, ainsi qu’une abondante série d’images satiriques, dans lesquelles un renard prêche aux volatiles de la Basse-cour. Poules (ou « gélines ») dans les images françaises ou encore des oies (en Moyen Français des « Oyes ») ou des canards, par exemple dans les images anglaises, une fois son auditoire conquis, il est facile de deviner qu’il va finir dans le ventre du goupil nommé Renart (du prénom germanique Reinhardt). Par antonomase, le nom générique du goupil devint le Renart, qui au XVIe siècle s’écrira « Renard ».

Le motif de Renart prêchant aux poules, juché sur une chaire à prêcher portative et revêtu de la bure et du capuchon des prêcheurs, figure dans les images de stalles comme à Saint-Lucien-de-Beauvais (Fig 5 B). A la cathédrale d’Amiens, sur l’appuie-mains sculpté en ronde-bosse (Fig 5 A) le capuchon de Renart est rempli de gélines ! Les chanoines de la cathédrale d’Amiens en ont usé le museau à force de prendre appui sur ce relief.
Ses origines textuelles ne sont pas à chercher dans Le roman de Renart. Composé entre les XIIe et XIVe siècles, il est formé d’un ensemble de vingt-sept poèmes (ou « branches »), y sont contées les aventures de ce goupil nommé Renart, calquées sur la société des hommes. En effet, il s’agit d’abord d’une locution proverbiale, populaire et très répandue : « Quant oyez prescher le renart, pensez vos oyes garder » (« quand vous entendez prêcher le renard, pensez à garder vos oies » ; Rondeau de Charles d’Orléans, 1465). Le thème du renard-moine prêchant pour mieux séduire et croquer les crédules habitants de la basse-cour, sera repris dans des écrits satiriques, critiquant les succès de certains frères prêcheurs peu scrupuleux, qui prônent l’austérité mais s’enrichissent au détriment de leur auditoire, ainsi Renart le Bestourné (à l’envers) de Rutebeuf (1261). D’autres figures négatives ou effrayantes, suivront, qui revêtent la coule à capuchon, depuis « le moine bourru », une figure du croque-mitaine. Venu de l’Antiquité comme l’a montré Waldemar Déonna, le moine Bourru, personnage fantomatique qui hante les nuits pour effrayer les petits enfants, portait un vêtement à capuchon, le terme de bourru venant de la robe de « bourrure » : la « bure » des moines. Qui n’a pas lu à l’école le Dom Juan de Molière (1665), ou n’en a vu une représentation théâtrale ? Qui n’a pas souri en entendant Sganarelle l’évoquer avec conviction ?
« Sganarelle : Et dites-moi un peu le Moine-bourru, qu’en croyez-vous, eh !
Dom Juan : La peste soit du fat !
Sganarelle : Et voilà ce que je ne puis souffrir, car il n’y a rien de plus vrai que le Moine-Bourru, et je me ferais pendre pour celui-là. » (Acte III, scène 1).
…Jusqu’au manteau à capuche des spectres de l’Heroic Fantasy. Au nombre de neuf, les Nazgûl apparaissent sous la forme de spectres vêtus de grands manteaux noirs à capuchon qui leur cache le visage ; ce sont les alter-ego du Roi-Sorcier dans Le Seigneur des anneaux, de Tolkien,
En guise de conclusion, une « mythologie » Barthienne de plus : le « Hoodie », ou sweat à capuche.
La mode s’est emparée de ce vêtement monastique à capuche « égalitaire, sobre, humble et dépouillé » (catalogue de l’exposition p. 243 et Fig. 6). A l’origine un vêtement de sportifs (dans les années 1930), le sweat à capuche -ou « hoodie » le « petit nom du « hood » (« capuche » en anglais) – est devenu un emblématique signe de ralliement, de l’anonymat, de la révolte des plus démunis, et de la jeunesse, fatalement dangereuse. Vous en croiserez certainement au fil de vos déambulations, et peut-être alors aurez-vous une pensée pour le « Poverello » d’Assise.
