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Rosa Bonheur et Alfred Sisley : si lointains, si proches…

L’année 2022 est celle de la commémoration du bicentenaire de la naissance de Rosa Bonheur, peintre animalière, née le 16 mars 1822 à Bordeaux et morte le 25 mai 1899, en son château de By-Thomery (77), la même année qu’Alfred Sisley, peintre impressionniste, mort le 29 janvier 1899, à Moret-sur-Loing. Tous deux ont vécu au sein des mêmes paysages, entre Seine et Loing, en lisière de la forêt de Fontainebleau, mais tout semble les opposer : leur vie, leurs œuvres, leur postérité… Mais, à y regarder de près, tout n’est pas si simple.
Publié le 02 août 2022

Les commémorations du bicentenaire de Marie-Rosalie (dite Rosa) Bonheur (à Bordeaux, à By-Thomery (77) et au musée d’Orsay), sont l’occasion de redécouvrir cette artiste singulière par sa vie et ses œuvres. Elle naît dans une famille d’artistes, est formée par son père à la peinture et au dessin. Virtuose du dessin et de la peinture, elle bénéficie d’une reconnaissance précoce. Toute sa vie, elle peint les animaux comme d’autres font les portraits de leurs contemporains, s’entourant dans ses diverses demeures, à Paris puis à la campagne, d’une véritable ménagerie. Mais ce sont ses esquisses qui permettent de sentir la force de sa touche qui disparaît sous les blandices des glacis de ses huiles (Fig. 1 et 2).

Fig . 1 Rosa Bonheur,  Course de chevaux sauvages, ca. 1898-1899, huile sur toile © Barbizon, musée départemental des peintres de Barbizon, en dépôt au château de By 
Fig. 2 Rosa Bonheur, Contretemps fâcheux, 1870, dessin à la plume, encre, lavis d’encre sur vélin © Service presse/Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais /photo Patrice Schmidt

Une femme honorée

Fig. 3 Rosa Bonheur, Portrait de Buffalo Bill (Col. William F. Cody), 1889, huile sur toile © Buffalo Bill Center of the West, Cody, Wyoming, États-Unis / Wikimedia commons

Amie du couple impérial, décorée de la légion d’Honneur, visitée par l’illustre Buffalo Bill, dont elle fait le portrait (Fig. 3), Rosa Bonheur connaît, durant toute sa vie d’artiste, une gloire mondaine et commerciale en France, comme en Angleterre et en Amérique. Le relatif oubli qui suit sa mort, est peut-être dû, outre la chute du Second Empire, à l’évolution des goûts vers le « modernisme ». Ses très grandes compositions au format des peintures d’histoire, avec leur aspect lisse et minutieux, feront dire à Paul Cézanne que sa peinture est un « excellent sous-ordre »…« horriblement ressemblant » ! Il faut, pour nuancer ce jugement, (re)découvrir ses aquarelles et ses esquisses dessinées, où sa main sûre est libre.

Les études féministes des années 1980 feront naître un regain d’intérêt pour cette artiste singulière, avide de reconnaissance, mais vivant retirée à la campagne pour consacrer sa vie à son œuvre. Son existence fait écho à bien des luttes féministes actuelles, car toujours elle sera en dehors des normes dévolues aux femmes de son temps, partageant sa vie avec des compagnes (Nathalie Micas – Anna Klumpke), coupant ses cheveux et portant des pantalons (depuis 1800, l’autorisation du port du pantalon – considéré comme un « travestissement » – était alors renouvelable tous les six mois auprès de la Préfecture de Paris).

Elle est morte la même année qu’Alfred Sisley (1899), et bien qu’ils aient passé près de vingt années à quelques kilomètres l’un de l’autre, ils ne semblent pas s’être connus. La courbe de leurs destins croisés suit un chiasme :  tout les oppose de leur vivant, l’une travaille dans la gloire, l’autre dans le mépris, mais, après leur mort respective, les œuvres de Sisley connaissent une gloire posthume, alors que celles de Rosa Bonheur sont voilées d’un certain oubli que les commémorations de l’année 2022 tentent de gommer. 

Si lointain Sisley

Sisley gardera, toute sa vie, l’amitié des peintres – que l’on nommera impressionnistes – avec lesquels il fréquenta en sa jeunesse l’atelier de Charles Gleyre aux Beaux-Arts de Paris. Il suit Monet, Pissarro, Renoir (et Bazille mort trop tôt) dans leurs velléités de faire sécession, créant en 1865 le « Salon des Refusés ». Peintre des rives, des berges, des chemins et des voies fluviales qui fuient vers l’horizon, Sisley occupe une place à part.  La présence humaine est si ténue dans ses toiles. Cela est peut-être une raison des difficultés à vendre ses œuvres, les acheteurs préférant la sensualité de Renoir, l’originalité de Pissarro, les douceurs de Monet, ou la peinture d’histoire (à laquelle s’apparentent, par leurs formats, les immenses toiles de Rosa Bonheur).

Durant les vingt dernières années de sa vie, Sisley trouva son lieu riant (son Locus amoenus), dans la région de Moret-sur-Loing, petite ville proche de By-Thomery (77) où Rosa possède son château. La petite maison qu’il loue ne comporte pas d’atelier, (celui dont on peut apercevoir la verrière a été ajouté en 1930). Les peintres de la nature ont changé de vie avec l’invention des tubes de peinture en métal, déjà préparés et faciles à transporter (en 1841 par le peintre américain John Goffe Rand). Ils peuvent quitter leurs ateliers pour peindre sur le motif, en plein air, et capter une atmosphère ou traduire la lumière changeante. Dans une lettre à son ami Tavernier le 19 janvier 1890, Sisley décrit ce bonheur de peindre sur le motif (Fig. 4) :

« C’est à Moret devant cette nature si touffue, ces grands peupliers, cette eau du Loing si belle, si transparente, si changeante, c’est à Moret certainement que j’ai fait le plus de progrès dans mon art…»

Fig. 4 Alfred Sisley, Bourse d’affrètement de la batellerie, Saint-Mammès, maisons au bord du Loing, 1889 © Wikimedia commons

Sisley est « Un magicien de la lumière, un poète des ciels, des eaux, des arbres, en un mot un des plus remarquables paysagistes de nos jours » (Oraison funèbre de Sisley par Adolphe Tavernier 1899)


La perception du temps au travers des œuvres en série

Au début des années 1890, Sisley entreprend un ensemble de séries, suites de tableaux représentant le même thème à des heures différentes, l’air et la lumière changeant constamment.  Des meules de foin (Fig. 5), à l’église de Moret (Fig. 6), des vieilles maisons de Saint-Mammès aux peupliers bordant le Loing, il fixe ses impressions vraies sur le motif et suit, en cela, une véritable tradition de ses amis peintres impressionnistes.

Fig. 5, Alfred Sisley, Meule de foin, 1895 © Wikimedia commons
Fig. 6 Alfred Sisley, L’église de Moret, 1894, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Wikimedia commons

Ces recherches sur les variations de la lumière sculptant les formes naturelles trouvent un écho dans toiles représentant des meules de foin, de Claude Monet, mais aussi celles de Jean-François Millet, de Camille Pissarro. Sériels aussi sont les portraits de la cathédrale de Rouen, selon les heures du jour par Monet que l’on peut rapprocher des séries de peintures de l’église de Moret par Sisley (Fig. 6).

Le père Michel Brière devant le tableau de Claude Monet « Meule, soleil couchant » (1891, musée des Beaux-arts de Boston), exprime  ainsi son saisissement : « la dissolution des contours dans la lumière éblouissante du soleil couchant déstabilise mon observation qui s’approche et s’éloigne. Elle fait passer de la définition à l’indéfini, de la diversité différenciée à l’unité d’un rythme de touches colorées ». Ce qui pourrait être une belle définition de l’esthétique des peintres impressionnistes.

Mais ces paysages ne sont pas totalement déconnectés de la vie et du travail des hommes. Si l’eau y dialogue avec le ciel, ce sont surtout des paysages urbains où les hommes (les mariniers) et les femmes (les lavandières) travaillent sans relâche à de durs travaux, intégrés, par le peintre, à la beauté de la nature. Sisley, jamais, ne s’arrête à en faire le portrait : ce sont des silhouettes, des virgules de peintures, dont la touche est celle-là même qui décrit l’onde ou les frondaisons. 

Rosa et Alfred, si proches

Pour chacun de ces deux artistes, le sens de la beauté les pousse à rechercher le vrai, sans artifice. Rosa peint les animaux qu’elle héberge, travaillant à leurs portraits en de multiples esquisses. Sisley peint des motifs in situ : « Il faut que les objets soient rendus avec leur lumière propre, comme ils sont dans la nature. Voilà le progrès à faire » … écrit-il dans une lettre à Adolphe Tavernier, critique d’art.

Tout comme Rosa Bonheur, Sisley est possédé par la passion de la peinture, par  le goût de la matière, de la touche, de la lumière.

Fig. 7 Rosa Bonheur, La Mare aux fées à Fontainebleau, 1860, aquarelle sur papier, ©SERVICE PRESSE/ Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / photo Patrice Schmidt

Leurs œuvres sont à découvrir de très près dans les musées, pour être saisis par leur force (Fig. 7). L’un et l’autre ont aimé la musique qui accompagne leur travail, rythme la touche, le dessin, les esquisses. Alors que, vu de près, tout vibre et tout palpite, comment peut-on encore taxer d’effacé ou de lisse, le travail de ces deux artistes épris de vérité en peinture ?

Sylvie Bethmont-Gallerand
enseignante au Collège des Bernardins, Paris

Pour aller plus loin
Rosa Bonheur (1822-1899), catalogue de l’exposition, musée des Beaux-Arts de Bordeaux (18 mai-18 septembre 2022) puis musée d’Orsay, Paris (18 octobre 2022-15 janvier 2023), Flammarion, 2022.
– Rosa Bonheur et Anna Klumpke, Souvenirs de ma vie, éd. Phébus, 2022.
– Raymond Cogniat, Sisley, Flammarion, première édition 1978, rééd. 1992.
– Gustave Geffroy, « Sisley, Crès & Cie » (1923), Le Cahier Rouge des Impressionnistes, textes choisis et présentés par Jules Colmart, Grasset, 2019, p. 111-129.
– Deux articles parus en 2022 dans le même magazine : « Rosa Bonheur, une artiste hors du commun » et « Alfred Sisley, l’impressionniste oublié », Magazine des arts, n°7, juin-juillet-août 2022, p. 14-17 et p. 28-39.
– P. Michel Brière, « Paysage mystique », blog L’Âme de l’art, 2 mai 2017

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