Francisco de Zurbarán et François d’Assise, une rencontre.
Dans ces trois versions, saint François d’Assise (Giovanni di Pietro di Bernardone, 1181/1182 – 1226) est représenté seul, debout dans une niche dont il se détache légèrement comme le montre son ombre-portée. Aucun détail narratif ne vient s’ajouter au face-à-face que nous propose le peintre.
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Revêtu de la coule, du capuchon en deux parties, et de la ceinture de corde, saint François, bien que mort, a l’apparence du vivant. (Fig. 1, 2, 3, 4). Il est saisi comme en extase : sa bouche est ouverte et ses dents sont visibles. Sa carnation est à la fois rosée et pâle. Ses yeux humides, tournés vers le haut, brillent dans le noir de la grotte qui l’abrite. Sa pose est, à chaque fois, la même, mais quelques détails permettent de distinguer les trois versions. En particulier l’habit, qui est de teinte brun-gris plus ou moins cendré.
Ni les sources écrites, ni la règle franciscaine n’en fixent la couleur au XIIIe siècle. Au contraire c’est le fait que l’habit soit d’une étoffe non teinte (naturalis, non tincta) et même rapiécée, qui est recommandé par la règle de saint François. Avec le temps, les différentes familles de l’ordre franciscain opteront pour une diversité chromatique, allant de nuances de brun, de gris et même de bleu (marial), qui perdure au cours des huit siècles de son histoire.
Notons que la localisation du corps de saint François fut perdue, jusqu’à la découverte de ses restes, en 1818, dans la crypte de la basilique d’Assise. Alors ne subsistaient que des ossements intacts, dont l’authentification fut confirmée en 1820 par le pape Pie VII.
Mémoire, traces, reliques. Trois versios d’un chef d’œuvre
Dans le volet 1 nous avons vu que, pour les peintres de la Contre-Réforme, comme Zurbarán qui n’ont pas eu accès au corps du saint, ni à son tombeau, les sources étaient artistiques ou écrites. Ils pouvaient voir, par exemple, les fresques de Giotto à Assise, et prendre connaissance des relations de sa mort, par des contemporains ou des témoins visuels, comme Thomas de Celano, Frère Elie de Cortone, puis saint Bonaventure. En outre, un texte apocryphe de la découverte du corps par le pape Nicolas V, dans la crypte de la basilique d’Assise, en 1449, a fait loi durant des siècles. Les œuvres de Zurbarán, socles de cette exposition, se réfèrent à ces différentes sources.
Ce tableau (Fig. 2), aurait pu être donné dès le XVIIe siècle au couvent dit des Colinettes, un ordre franciscain, à la Croix-Rousse de Lyon. Jugé « effrayant » par les religieuses de Sainte-Elisabeth qui occupaient ce couvent, il fut remisé « dans les greniers ». C’est là que Jean-Antoine Morand (1727-1794) l’a découvert et en a fait l’acquisition. Jean-Jacques de Boissieu l’aurait ensuite acquis puis vendu à la Ville de Lyon en 1808. D’abord attribué à Ribera, cette œuvre a été réattribuée à Zurbarán vers 1847.
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Le stigmate du côté n’est pas visible. Faut-il interpréter l’échancrure dans la bure comme une ouverture pour le faire apparaître au jour ?
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La restauration a permis de révéler plusieurs détails de la peinture, enfouis sous les repeints et les couches de vernis assombri (Fig. 2 B et C) ; en particulier une très fine auréole de saint François (Fig. 2 -C-) et son pied gauche dépassant légèrement de sa bure, qui peut être une référence au texte légendaire de la découverte par le pape Nicolas V. « Légendaire », comme le latin Legenda l’indique, est ce « qui doit être lu », en particulier en lecture publique, ce récit est donc considéré comme digne témoignage en l’absence de trace du corps du saint. La signature de l’artiste (Fig. 2 D) sur le sol, sous la bure du côté gauche du tableau, est accompagnée d’une date : « Fran [co] de Zurbaran. Facie(bat) 1636 ». (Les images de détail ont été un peu poussées pour les rendre plus lisibles.)
Version du Musée* de Barcelone
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La tableau de Barcelone (Fig. 3 -A et -C), montre clairement, par une échancrure horizontale, la plaie du côté de teinte rosée. Comme sur la version du musée de Lyon, une autre incision, indéterminée, semblent redoubler cette ouverture.
Version du Musée* de Boston
Le tableau de Boston (Fig. 4 A et B) est d’une facture particulière : la peinture, étalée en couches crèmeuses, est plus lisse et claire que dans les autres versions.
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La plaie du côté est évoquée par un léger trait de peinture carmin, la même échancrure de la bure, parallèle au stigmate (détail Fig. 4) se retrouve, semblable à celles des deux autres versions. Les rapiéçages de la bure, au coude de la manche droite et sur l’épaule, sont bien mis en valeur. Francois exprime dans son vêtement son ardente volonté de « se conformer en tout aux pauvres ».
« François et Pauvreté sont des amants » ( Dante, Paradis XI, le 4e ciel)
Saint François précise dans sa règle définitive : « que tous les frères soient vêtus de vêtements vils et puissent les rapiécer de sacs et d’autres pièces, avec la bénédiction de Dieu » (2 Reg II, 16-17, dans Fontes franciscani).
Notons que, dans ces trois tableaux, la ceinture de corde qui pend sous le bras droit du saint, est à quatre nœuds : trois nœuds à trois spires, pour les trois vœux-pauvreté, chasteté, obéissance (ou le trois ordres franciscains), plus un nœud d’arrêt à quatre spires, en bas de la corde. L’exposition présente l’équivalent sculpté de ces tableaux, par Pedro de Mena, (1665-1670), (Museo de la Ciudad de Antequera), qui ne représente que trois nœuds (Fig. 1).
Les larmes animant le regard extatique du saint et le peu de couleur carmin, colorant de rose le visage, de même que la très mince fente rosée qui peut marquer la bure, sont de discrètes traces de vie sur ce corps mort.
En regardant de près ces trois versions, une question se pose : qu’est-ce que Zurbarán a voulu représenter ? Les titres, (tous récents), donnés à ces tableaux reflètent un certain flottement de sens. Pour les auteurs des notices du catalogue de cette exposition, il s’agit de « Saint François d’Assise selon la vision du pape Nicolas V » pour Joan Yeguas (p.138) ou un prudent « saint François d’Assise » pour Ludmila Virassaynaïken (p.128 et 134). Les auteurs du catalogue de l’exposition au Grand Palais (1988), offraient un titre plus précis : « Saint François debout, momifié » (p. 334). Mais une momie ne pleure ni ne saigne. Pour comprendre ces œuvres, il faut se rapporter au récit légendaire de la découverte du corps de saint François en 1449.
Le pape Nicolas V, en 1449, se fait ouvrir le caveau de saint François d’Assise.
Peinte en 1630 (selon la signature du peintre sur le socle – soit six ans avant le tableau de Lyon), l’œuvre de Laurent de la Hire (ou selon la graphie plus récente « de la Hyre »), pour la chapelle Saint-François de l’église du couvent des Capucins du Marais, à Paris, relate cet épisode légendaire dans ses détails (Fig. 5).
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Le visage du saint, mort mais debout et les yeux ouverts, est éclairé d’une lumière supra naturelle venue d’En-Haut, première source lumineuse, discrète clarté de la lampe de sanctuaire pendant de la voûte de la crypte, signe de la présence du Christ (Fig 5 A). La vive lumière d’un flambeau, met en valeur les gestes et les visages des vivants dans cet espace confiné. L’emphase est portée vers le pape à genoux, découvrant le stigmate sur le pied du saint. L’amas des corps des découvreurs fait descendre notre regard vers cette prosternation (proskynèse), venue des rituels des cours impériales antiques. Elle est devenue un geste liturgique de reconnaissance de la sacralité de celui qui en est l’objet.
En regardant les stigmates peints en détail sur ce tableau, la répulsion peut gagner. Les clous semblent sortir des plaies. Ils sont décrits avec une précision extrême, en conformité avec la description de la stigmatisation par Thomas de Celano qui écrivit en 1228 la Vie du bienheureux François, deux ans après sa mort (repris par saint Bonaventure Legenda major en1260-1263, 13, 3):
« Immédiatement, en effet, dans ses mains et ses pieds, des signes de clous commencèrent à apparaître, comme ceux qu’il avait observés juste avant dans l’image du crucifié. Les mains et les pieds, en plein milieu, sont cloués ; les têtes des clous dépassent à l’intérieur des mains et sur la partie supérieure des pieds, tandis que les pointes dépassent sur le côté opposé » (traductions Jacques Dalarun p. 77 et Finestre sull’Arte.)
La pointe des clous, retournée à l’arrière est ici peinte sur le devant des mains, car François a été stigmatisé les mains ouvertes tendues vers la vision, sur le Mont Alverne, du Christ-séraphin-fixé à la croix. Sur le pied découvert par le pape, le stigmate a la forme d’une tête de clou.
Saint François n’a jamais fait état de grâces particulières et il avait interdit à ses compagnons de parler à quiconque de ses stigmates, qu’il dissimulait avec soin. Sa mort a permis de les révèler. Il est le premier saint stigmatisé connu et ses stigmates sont, selon Hans Urs von Balthasar : « une expression de l’amour du Crucifié » (La gloire et la croix. Styles II. De Jean de la Croix à Péguy, 1972, p. 247).
Une approche charnelle du divin
Thomas de Celano, qualifie saint François d’homme « vraiment nouveau et d’un autre temps » et parle de lui comme d’un « nouvel apôtre » et d’un « nouvel évangéliste ». Comme saint Paul, saint François a vécu la souffrance de Jésus dans sa chair. « Que personne ne vienne me tourmenter, car je porte dans mon corps les marques des souffrances de Jésus. » (Ga 6, 17). Comme l’apôtre, François montre ce chemin de sainteté par toute sa vie : « Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi « (Ga 2, 20).
Le Christ ressuscité apparaît, avec les stigmates de sa Passion, à Thomas et aux douze, comme en font le récit l’évangile de Luc (24,36-53) et celui de Jean (20,24-29 et 21,9-13) :
« C’est bien moi, je ne suis pas un fantôme, Je ne suis pas un autre que celui que vous avez suivi sur les routes de Palestine. Regardez mes mains et mes pieds et mon côté. J’ai traversé la mort. »
Lors de l’apparition du Christ-séraphin, tout est embrasé de l’amour divin. Cette vision peut nous rappeler l’expulsion d’Adam et Eve du Paradis, par un séraphin brûlant. Le Christ est « le nouvel Adam » dont la Passion glorieuse ouvre la porte du Paradis perdu. Il nous rend à « l’image de celui qui vient du ciel » (1 Co 15, 45-49). Les stigmates, signes de la Passion glorieuse, sont une joie car ils rappellent que les souffrances du Christ n’ont pas débouché sur un échec mais sur le triomphe de la Vie sur la mort et le péché. L’on ne peut séparer la gloire de la croix.
Stigmatisé, saint François porte dans sa chair le sceau (la stigmatisation) « qui fit de lui l’image du Dieu vivant, c’est-à-dire du Christ crucifié, le sceau qui fut imprimé sur son corps non pas par une force naturelle ni par un procédé mécanique, mais bien par l’admirable puissance de l’Esprit du Dieu vivant. » (Prologue 2 au sermon d’Innocent III sur le signe du tau, à l’inauguration du Concile de Latran en 1215, cité par Martine Petrini-Poli, Legenda Major, Nàrthex.fr, 2021)
Avec saint François « nous attendons comme sauveur le Seigneur Jésus Christ, lui qui transformera nos pauvres corps à l’image de son corps glorieux » (Ph 3, 20-21).
*Notons l’orthographe différente selon la localisation des œuvres : musée pour un lieu français, Musée pour un établissement étranger.
A suivre… Déconstruire, reconstruire, réinventer.
Dans ce troisième volet nous aborderons l’actualité de cette étrange image, que l’exposition des musées de Lyon présente avec brio. Une centaine d’œuvres sculptées et peintes, gravées, ou photographiées des XVIe au XXIe siècle, aussi bien des peintures que des sculptures, des dessins, des gravures, et, au plus près de nous, des photographies ou des pièces de haute couture. Il est possible de faire un petit pas de côté et de tracer quelques parallèles, en particulier avec l’image quasi-iconique du « Hoodie » (le « sweat à capuche ») adopté mondialement. Ce qui nous permet d’oser ajouter aux grandes figures des Mythologies de Roland Barthes, une image de plus, celle de saint François par Zurbarán.